Par Moncef Horchani Rares sont les Tunisiens qui auraient imaginé, avant le 14 janvier, la face cachée de ce scélérat qui a constitué, 23 ans durant, la plus haute autorité de l'Etat. Beaucoup ont écrit sur cette page noire de l'histoire du pays et on ne le fera jamais assez. Pendant plus de deux décennies, nous avons été bernés, intoxiqués par une propagande louant à l'extrême les mérites de ce fantôme sorti de l'ombre, par des médias puisant dans leur lexique les mots les plus pompeux et les plus flatteurs, par le parti au pouvoir le comblant d'éloges, par ses fidèles courtisans faisant de lui le bâtisseur de la Tunisie de demain. Tous se sont évertués, chacun à sa façon, à le présenter comme l'homme providentiel pouvant assurer le bien-être des Tunisiens, gouverner le pays avec perspicacité, gérer le Trésor public, porter haut et fort la voix du peuple dans toutes les instances internationales, prendre des décisions stratégiques dans l'intérêt supérieur de la nation… En somme, de très grandes responsabilités dévolues à ce chef d'Etat qui se sont avérées incompatibles avec ses capacités d'homme politique, d'homme tout court. Et pourtant son règne, sans partage, a duré près d'un quart de siècle. Depuis l'indépendance jusqu'à la révolution, notre pays a été gouverné par deux hommes d'exception: Bourguiba et Ben Ali. Une précision de taille cependant : si, pour le premier, le qualificatif «d'exception» doit être pris dans son sens le plus noble, pour le second, par contre, il faut aller voir dans cette expression tout ce qu'il y a de plus bas. Les coups de destin, c'est comme les coups de dés: ils ne produisent pas les mêmes effets. A preuve, nous avons été bien servis la première fois et nous avons été malchanceux au deuxième coup. Ben Ali est à l'antipode de Bourguiba dont il n'a ni la culture, ni l'intégrité, ni le patriotisme, ni l'intelligence politique. Il n'a retenu du régime qui l'a précédé que l'enveloppe, c'est-à-dire l'autoritarisme qu'il a savamment façonné pour exercer une didacture impitoyable. Son étroitesse d'esprit l'a amené à croire que plus le peuple était baillonné, plus il garantissait son maintien à la tête du pays. Il pensait sans doute qu'un régime démocratique qui suppose la gestion de la vie politique dans la liberté d'expression, la confrontation libre des idées, les prises de décision concertées et la transparence, mettrait à nu son incompétence et causerait sa perte. Au risque de déplaire à certains, on peut reprocher à Bourguiba d'avoir contribué dans une certaine mesure à l'arrivée de Ben Ali au pouvoir… En effet, il est parfois des choix qui ont des effets désastreux, tel celui d'avoir nommé cet individu au poste de premier ministre. Le principe de Peter a alors joué : Ben Ali qui était compétent au niveau de la répression policière en tant que ministre de l'Intérieur tombe aussitôt dans l'incompétence en accédant au rang de premier ministre, car diriger un gouvernement nécessite des capacités, des savoir-faire, un pouvoir de communication et de coordination, la maîtrise des dossiers sensibles, des visions d'avenir intelligentes… autant de capacités et de compétences qui lui font défaut. Sans doute, il le savait, comme il savait qu'il ne ferait pas long feu dans ce poste et qu'il finirait tôt ou tard par être congédié. Le coup d'Etat était donc prévisible. L'idée de destituer Bourguiba aurait sûrement germé dans sa tête dès sa nomination et, compétent comme il l'est dans les intrigues et les coups bas, il a mené à bien l'opération. Il est clair que la voie était désormais ouverte à tous les abus et à toutes les magouilles. Sur le plan des libertés, nous savions ce qu'il a fait puisque nous avons vécu les pires moments de sa dictature. Nous savions aussi, et c'est là la face apparente du personnage, qu'autour de lui a prospéré une horde de ripous dont les malversations, les escroqueries, les rackets et autres délits sont allés en s'amplifiant au fil des années. Ben Ali donnait l'impression de ‘‘savoir sans savoir'' ce que faisaient sa femme, qui excellait dans les basses besognes, ses gendres et «sous-gendres», des spécialistes dans les actes mafieux, ses proches et «moins proches» parents, des artistes dans les combines sordides, un certain nombre de ses serviteurs pour qui le gain facile était devenu une obsession. Mais, avant le 14 janvier, on se disait avec un brin d'indulgence à son égard qu'il pouvait ne pas être bien informé de ce qui se passait autour de lui et qu'il pouvait ne pas être impliqué personnellement dans des opérations suspectes. D'ailleurs, les slogans brandis et scandés lors des manifestations qui ont conduit à la révolution faisaient état de son autoritarisme, de la mauvaise répartition des richesses, du chômage des jeunes, du comportement malsain de son entourage mais n'évoquaient point son implication directe dans l'escroquerie et la corruption. Et pourtant ! Il a fallu la révolution du 14-Janvier pour que nous découvrions la face cachée du fuyard. On était loin d'imaginer que cet «illustre artisan du changement», ce «visionnaire sans pareil» comme beaucoup se plaisaient à le qualifier, était en fait un ripou de grande envergure. C'était là la face cachée du tyran. Cette découverte a fait l'effet d'une bombe parmi la population déjà traumatisée par les souffrances endurées durant de longues années. Les Tunisiens dans leur ensemble ont été écœurés et se sont sentis couverts de honte à l'idée d'avoir été dirigés par un vulgaire mafieux qui a passé tout son temps à amasser une fortune colossale et à enrichir ses complices. Les 41 millions de dinars agrémentés de dizaines de parures en diamant et de quelques bouteilles de liqueur montrés à la télé ne sont qu'une partie infime du butin qui, dans sa totalité, aurait pu donner des ailes aux régions les plus déshéritées du pays. Le chef du gouvernement actuel n'a-t-il pas déclaré dans une interview donnée bien avant sa nomination que les palais présidentiels nous réservaient bien des surprises. Il n'a pas eu tort. Connaissant la nature de la personne pour l'avoir eu dans ses services du temps où il était ministre de la Défense, il ne pouvait pas ignorer ce qu'il était capable de faire. Heureusement que la révolution est venue, quoique tardivement, mettre fin à des hold-up à répétition commis par les Ben Ali, Trabelsi et consorts. L'heure est à présent aux explications. Il ne s'agit pas de se lancer dans une chasse aux sorcières ou dans des règlements de compte aveugles comme cela s'est produit dans de nombreux pays au lendemain d'une révolution populaire mais il faut que justice soit faite dans toute sa rigueur. Tous ceux qui ont été coupables de crimes financiers et physiques, de corruption, d'abus de pouvoir ou d'autres délits doivent répondre de leurs actes. Il y a d'abord ceux qui ont été à la tête de la mafia présidentielle, Ben Ali et ses acolytes, Leïla Trabelsi et ses hommes de main. Puis viennent les autres ceux qui, dans l'appareil de l'Etat ou dans les institutions étatiques, ont couvert les détournements des deniers de l'Etat, le trafic de devises, l'appropriation illégale de biens publics ou privés et autres, délits graves. Sans parler bien sûr de ceux qui ont du sang sur les mains et qui devront payer pour les crimes odieux qu'ils ont perpétrés. Nul ne devra être à l'abri des poursuites quels que soient les prétextes évoqués, du genre «je n'étais pas au courant, j'ai agi sur ordre…». Pour préserver leur intégrité, pour ne pas faillir à leur devoir, ces gens-là auraient dû démissionner. Ils ne l'ont pas fait. Ils sont donc complices et devront être jugés comme tels. Quant aux responsables de haut rang qui ont été mêlés à des opérations frauduleuses soit pour en tirer profit, soit pour servir les intérêts d'autrui, ils sont dans une situation beaucoup plus grave dans la mesure où, sous la foi du serment, ils se sont engagés à accomplir leur devoir dans le respect absolu des lois et dans l'intérêt supérieur du pays. Faillir à ce serment est un acte de trahison. La justice saura traiter chacun à sa juste mesure. Faisons-lui confiance. Quelques malfrats sont déjà derrière les barreaux, certains attendent dans l'antichambre du box des accusés et d'autres répondront présent, tôt ou tard, à l'appel des juges.