Est-il vrai, comme le dit le secrétaire général du Forum Démocratique pour le travail et les libertés qu'il n'y a pas d'avenir pour un nouveau libéralisme en Tunisie ? La révolution tunisienne a été au départ un soulèvement populaire, essentiellement de jeunes, un soulèvement des déshérités des zones sacrifiées de la Tunisie profonde, de Sidi Bouzid, Kasserine, à Thala et Regueb. Une révolution motivée par des considérations économiques et sociales (chômage, sous- emploi, déséquilibre régional, corruption des autorités locales). Ce soulèvement s'est, par la suite, rendu instinctivement à l'évidence, en remontant les chaînes de responsabilité de l'édifice politique que, pour l'essentiel, il n'y avait qu'un seul responsable de cette misère économique et sociale : le pouvoir central, ou plutôt la confiscation et l'accaparement du pouvoir par un homme, par une famille, par un clan. Le mal est devenu politique. Le coup de grâce du 14 janvier, la manifestation grandiose de Tunis, était déjà politique. Il est ici question de déchéance du dictateur, de valeurs démocratiques, de liberté. « Otage du pouvoir » Combattre le déséquilibre régional, combattre le chômage, combattre la corruption, c'est d'abord mettre fin à la concentration du pouvoir, à l'autoritarisme d'un régime devenu fondamentalement illégitime depuis quelques années aux yeux des Tunisiens, toutes catégories confondues. La Tunisie est devenue l'otage d'un pouvoir ostensiblement corrompu, qui ne finit pas de se renforcer, incapable par la logique du système de verrouillage sécuritaire de reconnaître une quelconque limite. Le pouvoir de Ben Ali était devenu tellement illégitime qu'il n'arrivait plus à tenir à la fin que par la matraque policière, le verrouillage brutal de la libre expression, la désinformation et la corruption. Il n'a plus d'assise politique ou idéologique, à supposer qu'il l'ai eu vraiment lorsqu'il s'est substitué à Bourguiba. Il n'a plus de valeurs morales. Le soulèvement populaire visait ainsi directement à faire tomber le dictateur et indirectement à faire le procès de l'excès de pouvoir. Désormais, les pouvoirs du Président de la République doivent être modestes et limités pour que le peuple retrouve la quiétude, la confiance, la sécurité et la liberté. Or, la volonté du peuple d'établir une limitation du pouvoir, en vue de retrouver sa liberté et ses droits individuels, est une finalité authentiquement libérale. Le libéralisme se définit bien par la limitation du pouvoir et la liberté individuelle. C'est ce que demande en l'espèce le peuple tunisien. Il veut en outre une bonne constitution qui puisse lui garantir ces principes. La revendication constitutionnelle a souvent été dans l'histoire en adéquation avec la revendication libérale. La constitution est supposée être un frein à la tyrannie. C'est ce vers quoi tend la révolution tunisienne. On n'est pas encore à proprement parler dans la phase démocratique. Le processus électoral est en attente. On est dans la phase libérale. La liberté n'est-elle pas la dignité ? Les habitants de Sidi Bouzid ont demandé à la caravane de remerciement, venue de Tunis le dimanche 6 février, de ne pas leur apporter de l'aide, même s'ils en ont besoin, mais plutôt de la reconnaissance, la reconnaissance de leur dignité, de leur liberté, de leur droit à l'existence comme tout Tunisien. Pour eux, la « dignité » imposée ne pouvait s'acquérir au prix de l'indignité de tous, surtout pas au prix des plus déshérités d'entre-eux. Or, je m'étonne que M. Mustapha Ben Jaâfar, secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés, ait pu dire dans un meeting de son parti tenu le 5 février, qu'il n'y a pas d'avenir pour un nouveau libéralisme en Tunisie et que les orientations économiques, politiques et sociales doivent être fondées sur de nouvelles bases et de nouveaux principes. D'abord, je rappelle qu' historiquement, le libéralisme, philosophie de la liberté, a été une philosophie qui a lutté essentiellement contre l'absolutisme et le despotisme dans toutes leurs formes, politiques, économiques, sociales ou religieuses. La hantise première du libéralisme est l'abus de pouvoir. Son antonyme n'est pas dans l'histoire politique le « socialisme », comme on a trop tendance à le croire, mais plutôt « l'autoritarisme », quelle que soit sa tendance : autoritarisme de droite, de gauche ou autoritarisme théologique. Par ailleurs, le libéralisme ne se réduit ni à l'économie de marché, ni au capitalisme, ni a fortiori au capitalisme sauvage, déréglé ou corrompu, comme c'était le cas en Tunisie, source, j'imagine aux yeux de M. Mustapha Ben Jaâfar, de la corruption généralisée du pays, du déséquilibre régional et du chômage. L'économie de marché ou le capitalisme est plutôt le versant économique du libéralisme. L'économie de marché ne donne ses pleins effets que dans le respect de la règle de droit et de la justice, comme en témoigne l'expérience de certains pays occidentaux. Verrouiller les pouvoirs du président de la République Le libéralisme politique vise, lui, principalement à dépouiller le pouvoir de ses attributions excessives. C'est pourquoi le choix en Tunisie d'un régime parlementaire ou présidentiel pour notre future constitution importe peu. Ce qui importe, c'est que parlementaire ou présidentiel, il faudrait dans tous les cas de figure dans le nouveau régime verrouiller les pouvoirs du président de la République. Il faudrait aussi faire attention. Avec un pantin, on risque l'anarchie ou l'instabilité dans une société qui n'a pas encore la culture de la liberté, avec une personne sans contrôle, on risque la réapparition de la dictature. On devrait être entre les deux, mais toujours dans le sens de la limitation. Pour beaucoup, le régime parlementaire est le plus sûr moyen de parvenir à la limitation du pouvoir. Toutefois, appliqué correctement, comme aux Etats-Unis, le régime présidentiel peut avec sa séparation rigide des pouvoirs conduire au même résultat. Le président américain, s'il avance trouve en face de lui le journaliste, s'il va à droite il rencontre le juge, s'il va à gauche il se heurte au congressiste, et s'il s'obstine, on lui rappelle la culture libérale des Pères Fondateurs. Ainsi le président américain, censé représenter la plus grande puissance mondiale, est à l'intérieur de son pays un colosse aux pieds d'argile. Un pouvoir fort s'annule avec un contre-pouvoir fort. Seulement, le régime présidentiel américain n'a réellement fait ses preuves qu'aux Etats-Unis, où il a été associé au système fédéral et à la culture libérale américaine. Il a été peu exportable. En Europe, il a été mixé avec le parlementarisme. En Amérique Latine, en Afrique et dans les pays arabes, il a conduit brutalement au présidentialisme, un système où tout tournait autour du président de la République. Ainsi, pour l'essentiel, si à l'avenir on voudrait éviter la réapparition du régime autoritaire, il faudrait se résoudre à vider, mais pas trop, la substance de l'autorité centrale, pour n'avoir pas à regretter par la suite un président faible. Régime parlementaire ou présidentiel, dans la prochaine constitution, il ne faudrait pas encore être soucieux seulement de la séparation ou de la répartition des pouvoirs, il faudrait surtout, au préalable, avoir à l'esprit la somme totale des pouvoirs à distribuer à l'origine. Car, si on se souciait seulement de la séparation des pouvoirs, il suffirait, comme le disait Benjamin Constant au début du XIXè siècle, que les pouvoirs divisés se liguent entre-eux pour qu'on revienne à une nouvelle forme de concentration des pouvoirs. Comme c'est de nos jours le cas, lorsqu'un parti majoritairement fort, en charge du gouvernement, bénéficie encore d'un soutien fidèle de sa même majorité au sein du parlement. Et cela peut arriver même dans un régime parlementaire. Hatem M'rad Professeur de sciences politiques à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis