Par notre envoyée spéciale à Sharjah Faouzia MEZZI C'est un théâtre en plein éveil que nous avons pu voir tout au long d'un séjour de quatre jours à Sharjah, à l'occasion de ses journées théâtrales dans leur 21e session. D'évidence, les quatre spectacles qu'il nous a été donné d'apprécier sont bien loin de ce que le théâtre émirati avait pu offrir lors des quelques sessions des Journées théâtrales de Carthage auxquelles il a participé. Toutes proportions gardées, ce jeune théâtre semble être secoué par une énergie étonnante, par la volonté, résolue, de relever le retard de nombre de défis : rattraper le temps perdu, redéfinir ses potentialités et surtout (c'est extrêmement important), se repositionner par rapport à l'expression dans les autres pays arabes, notamment ceux qui ont pu accéder à une création de haute facture. Autrement dit, c'est un théâtre qui semble prendre conscience de ses atouts : la curiosité artistique caractéristique de ses jeunes apprentis, la générosité de ses édiles et la passion de ses gouverneurs pour le 4e art. Fonder des troupes, accumuler de l'expérience, entrer dans une sorte de synergie avec les expériences pionnières dans le monde arabe sont désormais les mots d'ordre d'une mobilisation qui rassemble les jeunes acteurs autour d'un idéal: se frayer une place à la mesure des privilèges dont jouit le théâtre émirati. L'un des objectifs des J.T.S.étant la diffusion de la création et la valorisation de sa diversité, les pièces programmées lors de cette 21e session illustrent quelque peu ce souci. «La honte de l'âge» est une pièce de la troupe Daba. C'est pratiquement le remake d'un sujet visité par nombre d'oeuvres théâtrales et cinématographiques. Il s'agit de l'ingratitude filiale dont souffrent certains parents ayant atteint un certain âge et qui se retrouvent rejetés par leurs enfants. Le protagoniste de ce drame fait toutefois l'exception. Son petit-fils enfreint la règle drastique de son père et s'en va à la recherche de son aïeul. Le vieux logis aux commodités rudimentaires, à la limite de la misère, succombe à la pétulance du gamin qui transforme les dernières heures de son grand-père en une partie de joie, lui faisant oublier l'amertume de son handicap. C'est un spectacle étonnant d'énergie artistique, d'une émotion dont seuls sont capables de grands comédiens. Abdallah Zid, dans le rôle du grand-père et le tout jeune Ahmed El Jarn dans le rôle du petit-fils se donnent la réplique dans une totale complicité et avec une économie du geste et du verbe qui font souvent défaut aux théâtres arabes. Le jeune comédien est d'ailleurs pressenti pour le prix de la meilleure interprétation masculine, nous le saurons d'ici le 27 mars, date de la cloture des journées et de la proclamation du palmarès. «Assayel» ( un nom propre du Golfe), est le titre d'une autre pièce longuement ovationnée par les publics du festival. Sans doute pour deux raisons: la première est la présence d'une vedette de la télévision et la seconde est la teneur du texte de la pièce. C'est une parabole louant la magnanimité d'une jeune fille amoureuse d'un jeune non-voyant , une idylle que le père de la jeune fille de connivence avec le frère du jeune garçon s'évertue à briser. Pour y arriver, le frère ira jusqu'au bout de sa jalousie en commettant un fratricide. C'est une autre approche théâtrale dont procède cette création, mise en scène par Fayçal Darmaki, une écriture scénique imprégnée de symbolisme et basée sur une construction des personnages d'un registre tragi-comique. La représentation a donné lieu à une salle effervescente, laissant transparaître un plaisir de la réception que l'on a souvent du mal à retrouver dans les spectacles. Le festival a également proposé du spectacle d'expérimentation: «Brise marine», écrit par Saleh Karama et mis en scène par Omar Ghabbèche, est un exerçice de style comme on en voit dans les festivals du théâtre universitaire. C'est une mise à l'épreuve des potentialités de jeunes amateurs résolument embarqués dans cette sorte de voyage initiatique qu'est la formation théàtrale , mais dans le cas du théâtre émirati, disons qu'il s'agirait plus d'une animation théâtrale, étant donné que le centre du théâtre se rapproche plus d'un espace d'animation que d'une institution de formation proprement dite. D'ailleurs,les différents groupes de théâtres ont plutôt une vocation associative que professionnelle. Il n'empêche qu'ils bénéficient de très beaux locaux bien équipés qui n'ont rien à envier aux meilleurs espaces théâtraux des structures professionnelles dans nombre de pays arabes. L'atrophie du propos «La pierre noire», spectacle d'ouverture, mis en scène par Moncef Souissi à partir d'un texte du gouverneur de Sharjah, le Dr Sheikh Soltan Ben Mohamed Al Qassimi, est une création qui a du mal à s'insérer sans l'ensemble des pièces programmées. Axé sur le dérapage politique du mouvement des «qaramita» du 4e siècle de l'Hégire, la mise en scène s'est attachée à la lettre du texte. Elle a cloîtré les dispositions des acteurs dans un style de jeu classique, rébarbatif et dépourvu de toute inventivité. Moncef Souissi n'a malheureusement pas capté cette tendance des acteurs émiratis à se réinscrire dans un nouveau propos théâtral, dans une logique de la création qui tranche avec l'emphase des années trente et tente de rattraper les nombreuses révolutions théâtrales ! Cette fièvre créatrice a chuté dans les cendres d'une démarche datant d'au moins quatre décennies, celle qui a pu combler le vide théâtral des années soixante en Tunisie. Dans un pays comme les Emirats, aujourdh'ui, et avec le capital professionnel de cet artiste, est-il encore concevable d'user de vieux moules? Ces acteurs qui ne demandent qu'à se surpasser, ce texte porteur du message de la sagesse séculaire de l'histoire arabo-musulmane, par ces temps du règne de la cacophonie culturelle, médiatique, politique qui noie les véritables repères de cette culture, sur fond de menace intégriste, ne pas saisir l'opportunité du théâtre, art de la modernité par excellence, pour toucher les confins d'un propos esthétique frais, épuré des scories de l'écriture scénique classique, cela équivaut au ratage pur et simple. Ce qui est encore plus terrible et déplorable, c'est l'usage, à la limite de la dilapidation, des moyens impartis à cette production en termes financiers et humains! Pour autant qu'elle fut victime d'une mauvaise rencontre, «La pierre noire» demeure à notre avis une pièce à recréer, dans la perspective d'un traitement digne des nobles intentions de son auteur et des dispositions remarquables des acteurs et des techniciens qui se sont mobilisés pour la réaliser. Dans son ensemble, le théâtre émirati murmure les termes d'un projet d'une telle promesse que les hommes de théâtre dans tous les pays arabes sont appelés à soutenir et à encadrer dans la perspective d'une formation qui en accomplirait la signification. Le soutien des publics que nous avons observés lors de cette session des JTS s'ajoute aux conditons favorables à un éveil théâtral en bonne et due forme.