… «Et moi aussi, je suis peintre. J'ai un monde à créer. Je dois exprimer mon monde» (Ammar Farhat) Il y a 24 ans, mars 1987, Ammar Farhat nous a quittés pour toujours, mais son œuvre, d'une puissance et d'une originalité inégalées, est, et restera un trésor inestimable pour la Tunisie qui attend toujours son musée d'art contemporain. (Ammar Farhat) Dans les circonstances actuelles que vit notre pays, on a tenu à rappeler que Ammar Farhat mérite qu'on lui réserve au cours de cette année un centenaire magistral à la hauteur de son talent. S'il y a un autodidacte qui a vraiment réussi à avoir une place de choix dans la scène artistique du XXe siècle en Tunisie, c'est bel et bien Ammar Farhat, né à Béja en 1911, installé à Tunis dès l'âge de 7 ans, tout en restant en contact avec sa ville natale. En 1935, il fait une mise au point définitive pour décider de son avenir. Il confie à Ezzeddine Madani : «L'année 1935 fut un point de lumière pour moi. J'ai juré de devenir un peintre, un vrai peintre, pas plus. J'étais perplexe, je sentais en moi des choses étranges que je ne pouvais pas exprimer. J'étais angoissé, perturbé, choqué, je voulais respirer… Finalement, j'ai acheté une caisse de couleurs que je porte toujours avec moi, je me suis promis d'être à la hauteur de ce métier, respectant l'art toute ma vie». Ce campagnard venu de Béja va devenir le peintre numéro 1 de Tunisie, le peintre qui mérite incontestablement le titre de «Peintre national», parce qu'il a senti et peint la Tunisie profonde avec une vigueur et une vérité plastiques, rarement atteintes. Il va être peintre dans un pays où cette discipline n'avait pas de traditions. La puissance et la rigueur qui marquent les œuvres de Farhat ont fait qu'il a été vite apprécié, lors de l'exposition du Salon tunisien en 1938, par Alexandre Fichet et Jacque Rivaux. Il reçut le 1er Prix de la jeune peinture, soit une somme de cent mille francs, en plus d'un séjour à Paris où il put découvrir le monde occidental et voir la peinture de Matisse, Derain, Cézanne, Braque, etc. dans les musées de Paris. Les sujets traités par Ammar Farhat concernent le monde rural et le monde urbain, la vie dans la Médina de Tunis et dans le Tunis opposé, à caractère occidental. En 1949, il voyage à Paris et découvre la peinture de l'Ecole de Paris ; en 1952, il part pour Rome où il s'ouvre sur l'art de la Renaissance et l'art grec. Il voyage avec Zoubeïr Turki en 1957, en Suède. En 1960, il visite Tachkent (ex-URSS). Les traces de ses voyages sont nombreuses dans la peinture de Ammar Farhat, mais dans l'ensemble de son œuvre il s'en est démarqué considérablement. Dans ce sens il dit : «Et moi aussi, je suis peintre. J'ai un monde à créer. Je dois exprimer mon monde». Notre artiste a pu, dans sa peinture, se dégager, ou prendre ses distances de la peinture coloniale et orientaliste, à caractère folklorique. Cela est lisible dans sa manière de figurer ses personnages, qu'ils soient en petit ou en grand nombre. Des portraits, des groupes de trois ou des foules, Ammar Farhat ne les représente pas comme une poignée d'individus ou comme une «poussière d'individus», comme l'a dit Bourguiba, mais il peint leurs traits, leurs expressions, leur humanisme, comme l'ont fait Aly Ben Salem et Zoubeir Turki, chacun dans son style. Pendant les années 30, précisément avec l'avènement du nouveau Destour en 1934, et le soulèvement populaire du 9 avril 1938, Ammar a dessiné et peint les leaders du mouvement national: Mahmoud Matri et H. Bourguiba ainsi que le Turc Kamel Attaturk si admiré par les Tunisiens. Passionné de musique orientale, cet artiste a dessiné les portraits des musiciens de son époque tel Abdelhay Helmi. Il a également été un admirateur de la musique classique acquérant des disques Beethoven et de Mozart. On ne peut dresser le portrait physique et moral de Ammar Farhat sans se référer encore une fois à l'homme de lettres, Ezzedine Madani, qui écrit : «L'homme était grand, aux épaules larges, aux traits sculptés,… Quand il marche, il a l'allure des prolétaires, comme s'il portrait le fardeau du monde. Pour cela, son dos s'est courbé légèrement. Quand il est assis au café avec ses amis, vous le prendriez pour Giacometti. Silencieux, exagérément silencieux, on dirait qu'il tient absolument à ce silence. Sa main monumentale qui a trituré la pâte dans sa prime jeunesse pour confectionner le pain, son poing puissant qui a boxé lors de rencontres sportives (Farhat a fait une petite carrière de boxeur et a été docker au port), aujourd'hui il vous serre la main chaleureusement, avec de brèves paroles, et un léger sourire, et beaucoup de sérénité… Ainsi est l'homme et l'artiste que j'ai côtoyé longtemps», (1978) Ammar Farhat par Ezzedine Madani et Sophie El Golli. Ce qui est impressionnant dans la vie et l'itinéraire exemplaire de Ammar Farhat, c'est le fait qu'il fût autodidacte, n'ayant fait d'études académiques, ni en dessin, ni en peinture, ni en philosophie. Et, pourtant, notre doyen Hédi Turki affirme que Ammar — dans ses idées, son comportement et sa conception du monde — est philosophe. C'est pourquoi il jure souvent par Ammar Farhat : «Ammar a dit…». Sadok Gmach raconte qu'en attendant la visite de A.Farhat chez Zoubeïr Turki, lui-même et Zoubeïr se mettent d'accord pour poser une question à Ammar et proposent chacun une éventuelle réponse de ce dernier. A leur stupéfaction, Ammar apporte une réponse tout à fait autre. Gmach raconte aussi que Ammar (1,90m) avait un frère surnommé Amor Jouaffre (probablement une allusion au maréchal Joffre) encore plus grand que lui. Quand ils passaient à Bab Souika, ils forçaient le respect. La première anecdote qui concerne Amor se passe dans un café en plein air où il était assis. Lorsqu'un jeune homme du genre (foutouwa), comme on dit en Egypte, vint le provoquer et le prier de vider les lieux. Amor se penche par terre ramasse les restes d'une brique pleine et la froissa sur la table et lui dit que quand il pourra faire cela, il pourra revenir s'expliquer avec lui. Quant à l'anecdote de Ammar, elle concerne le bandit bien connu des années 60, Ali Chouerreb, qui a entendu parler d'un certain Ammar Farhat, un grand gaillard, habitant rue El Klach à Bab Souika, qui nécessite une correction préventive, pour préserver son prestige et sa réputation. Il rencontra Ammar à ladite rue. Celui-ci le pria de le laisser tranquille, Chouerreb lui dit : «J'ai entendu que vous êtes un grand gaillard (sahhat abdane, alors je veux me mesurer à vous». Ammar le pria encore de quitter les lieux, Chouerreb insiste en l'insultant (avec des blasphèmes)… Alors Ammar Farhat le souleva contre le mur de la main gauche et lui administra une giffle magistrale de la main droite, puis le jeta deux mètres plus loin. Ali se leva, le salua (comme un soldat) et s'en alla. Ces anecdotes pourraient servir dans l'éventuel film que veut tourner un cinéaste tunisien à propos de Ali Chouerreb, et nous lui proposons que le film ne soit pas axé sur Chouerreb, mais plutôt sur la lutte du mouvement national et sur la vie quotidienne artistique et sociale de l'époque.