Par Yassine Essid Lors d'une audition télévisée, l'éphémère et déjà ancien ministre Ounaïes avait été accusé, par trois agitateurs mandatés par un quatrième pouvoir encore incertain et non moins arrogant, de l'inexpiable blasphème, celui d'avoir omis de prononcer le mot révolution lorsque celui-ci est dans toutes les bouches comme le Saint-Esprit le jour de Pentecôte. Pire, il avait eu l'outrecuidance d'épiloguer longuement qu'un tel usage serait même prématuré ! Cet insoutenable défi lui a valu d'être accueilli le lendemain par les vociférations indignées des diplomates et des femmes de ménage du ministère des Affaires étrangères, pour une fois unis dans une exemplaire et émouvante communion. Depuis, chaque jour qui passe semble donner raison à l'attitude circonspecte de M. Ounaïes plutôt qu'à ses détracteurs qui se faisaient les porte-parole d'une opinion qui ne pense pas mais qui transforme ses désirs en savoir. S'il est un mot sur la portée duquel il est nécessaire de s'entendre après l'avènement du 14 janvier, c'est celui de révolution. Le soulèvement du 14 janvier fut d'abord une mutation démographique. Un simple coup d'œil sur la forme en champignon de la pyramide des âges de la Tunisie suffirait pour comprendre que l'absorption de la masse des jeunes diplômés par le marché du travail allait devenir de plus en plus problématique au moment même où les portes de l'immigration se fermaient. La mobilisation de la jeunesse tunisienne fut nourrie avant tout par des considérations sociales avant d'être démocratiques, qui s'étaient amplifiées lorsque les milliers de jeunes chômeurs, diplômés de surcroît, se sont reconnus dans le suicide de Bouazizi. Ils se sont alors soulevés contre un système politique qui a conduit le pays au désespoir social : celui de Ben Ali, mais aussi celui des oligarchies d'affaires qui lui était liées. Ils se sont soulevés tout autant contre le pouvoir de la démesure : démesure de l'indifférence, démesure de la corruption, démesure de la répression, enfin démesure d'un pouvoir devenu trop sûr de lui parce que trop confiant dans le soutien indéfectible de l'Occident pour imaginer un seul instant qu'il allait s'effondrer du jour au lendemain. Une révolution ne se résout pas par le départ précipité d'un dictateur chassé par un peuple en colère, ni par le renversement d'un régime policier et liberticide appuyé pendant un demi-siècle par un parti unique. Bien des révolutions, aux slogans prometteurs, ont échoué à accoucher d'une démocratie et bien des souverainetés du peuple, ardemment revendiquées, furent dépouillées progressivement de leur puissance révolutionnaire pour se muer en implacables tyrannies. Car au-delà des énergies soutenues, porteuses de formules radicales, une révolution doit se déterminer a posteriori, une fois l'œuvre accomplie, une fois réalisées les transformations en profondeur, à la fois politiques, par l'exercice démocratique du pouvoir et l'instauration d'un Etat de droit; sociales, par l'établissement de nouvelles relations humaines basées sur la justice et l'équité économique ; et culturelles, par le rassemblement de toutes les composantes de la nation autour de nouvelles valeurs de liberté, de respect de l'autre, et surtout de responsabilité et de tolérance. On voit que c'est plus facile à dire qu'à faire et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il faut accepter ce bouleversement historique avec une très grande humilité, même si ses prolongements et ses aboutissements, notamment en Egypte et bientôt en Libye, nous font tourner la tête sur l'amplitude de notre contribution à faire changer le monde. Qu'avons-nous obtenu depuis ? La liberté véritablement et incontestablement : liberté de manifester, de nous exprimer, de nous réunir, de constituer des associations et des partis politiques. Mais cette liberté a besoin d'être soutenue par le pouvoir politique et protégée par un Etat de droit. Celui-ci reste cependant suspendu aux échéances. Si la stigmatisation de la dictature de Ben Ali suffit à dire le sens de la rupture avec l'ordre ancien, les mots pour qualifier le nouveau régime à édifier sont plus hésitants. Gardons-nous de nous laisser abuser par les mots qui sont souvent trompeurs : révolution, peuple et démocratie sont encore ambigus et n'auront un sens que le jour où la culture de la liberté, de la démocratie, en somme d'une citoyenneté sociale et politique, sera ancrée dans chaque individu : prendre la parole, formuler une opinion, manifester son accord et son opposition, respecter l'avis contraire. Pour le moment, on semble interpréter les choses autrement. La liberté ? On l'interprète par le tout est permis. La souveraineté du peuple ? Par la surenchère, la résurgence des solidarités locales et tribales. La démocratie ? Par le droit de transformer les prêches du vendredi en tribunes politiques. C'est là que réside le plus grand danger auquel font face les changements de régimes politiques, et qui risquent, à terme, de transformer cette éclatante victoire contre la servitude et le mépris en une hideuse déroute.