Par Moncef HORCHANI Un mur de béton s'est effondré le 14 janvier‑: celui de l'oppression et de l'injustice. Une porte d'espoir s'est ouverte‑: celle de la liberté et de la dignité. Après avoir été longtemps muselés par un régime qui a fait de la lutte contre la liberté d'expression son combat de tous les jours, les Tunisiens font leurs premiers pas dans la démocratie non sans difficultés. Cela est tout à fait normal car la démocratie est un mode de vie qui ne s'improvise pas du jour au lendemain. La démocratie s'apprend. Elle exige du citoyen un changement de comportements qui concilie la liberté et la contrainte, c'est-à-dire le droit de s'exprimer, d'adhérer à une association ou un parti de son choix, d'élire des représentants dont les idées correspondent aux siennes, de participer à des manifestations pacifiques… mais aussi l'obligation de respecter autrui dans ses opinions, ses convictions, d'obéir aux règles du vivre ensemble… Certes, ce qui a prévalu au lendemain de la révolution, c'est une liberté mal comprise, d'où les nombreux dérapages et troubles qui se sont enchaînés des jours durant et qui ont parfois empoisonné la vie de la population et ébranlé la sécurité du pays, mais cette situation, aussi critique soit-elle, a fait place à un climat plus serein, plus propice à l'apprentissage de la pratique de la liberté. Déjà, se profile à l'horizon un exercice important de la démocratie : des élections libres. En effet, le 24 juillet, les Tunisiens auront à élire les membres de l'Assemblée constituante, une institution dont ils ont farouchement appelé à la création au lendemain de la révolution. Un exercice peu commun et ardu tant pour les électeurs que pour les candidats à l'élection. Cette situation est inédite pour les Tunisiens dans la mesure où, ayant été longtemps habitués, voire contraints à voter «sur mesure», selon la volonté de l'Etat, ils vont, pour la première fois, utiliser librement le bulletin de leur choix. Mais à cette fierté de jouir pleinement de ce droit civique de la plus haute importance se mêlera sans doute, à un moment donné, un sentiment d'embarras. En effet, la grande question que chacun se posera probablement en accomplissant son devoir de citoyen sera : «Pour qui voter ?» Il y a vraiment de quoi être embarrassé quand une cinquantaine de partis sont en lice pour les premières élections libres organisées dans le pays depuis l'Indépendance. Un nombre considérable qui va en augmentant et qui est perçu avec ironie par les Tunisiens dont rares sont ceux qui sont à même d'en citer deux ou trois, ou de donner les noms de leurs fondateurs. Ce foisonnement de partis est tout à fait normal au lendemain de toute révolution même s'il frise le ridicule. Le Portugal, dans des circonstances particulières, n'a-t-il pas enregistré la création de plus de 300 partis? Combien en reste-t-il aujourd'hui? Beaucoup de flou entoure les 50 partis qui ont poussé chez nous comme des champignons. Ils représentent qui? Qu'est-ce qui les caractérise? Qu'est-ce qui les différencie les uns des autres? Quel est le profil de ceux qui les ont créés? Quel est le programme de chacun?… Ce qui est certain, c'est qu'ils n'alimentent pas trop les discussions. Quand on en parle, c'est surtout pour minimiser leur rôle ou contester leur légitimité. Aujourd'hui, les Tunisiens sont réjouis à l'idée d'élire une assemblée constituante dont ils ont arraché la création au prix d'une grande ténacité, mais ils ne semblent pas se rendre compte encore qu'ils auront à élire le 24 juillet les membres de cette assemblée, essentiellement à partir des candidats des partis dont ils ignorent tout… Sans doute, ce n'est qu'à l'approche de la date des élections que leur désarroi atteindra son paroxysme quand ils s'apercevront que ces 50 partis qui étaient auparavant leur risée sont devenus bel et bien incontournables dans le processus électoral. Le problème de leur représentativité sera alors sûrement posé et on épiloguera abondamment sur le fait que ces partis ne répondent guère à leurs aspirations et qu'ils leur ont confisqué la révolution pour laquelle ils se sont battus avec acharnement. On ne peut pas aussi passer sous silence le fait que la plupart des partis nés après la révolution et qui vont donner naissance à l'Assemblé constituante ne constituent pas une force attractive permettant de rassembler largement des adhérents ou des sympathisants pour pouvoir s'imposer dans la vie politique du pays. Un parti puise également sa force dans la stature de son fondateur. Une personnalité connue et reconnue, charismatique, fin politicien, capable de convaincre et de rassembler… Est-ce le cas de tous ceux qui sont à la tête des 50 partis qui ont vu subitement le jour chez nous ? On ne peut pas reprocher au gouvernement la facilité avec laquelle les agréments ont été octroyés car celui-ci a joué le jeu de la démocratie. Il a suffi pour les demandeurs de visas de récolter une poignée de signatures et de présenter un semblant de programme pour devenir du jour au lendemain présidents de partis. Un simple jeu. Aucun politologue ne peut contester le fait que la création d'un parti ne dépend pas de la seule volonté d'un individu ou d'un groupe d'individus, sans soutien populaire préalable, mais qu'elle relève surtout du besoin d'une frange importante de citoyens de même sensibilité politique de se fédérer dans un parti, association, forum… pour pouvoir faire valoir leurs idées et leurs opinions communes dans la légalité. En d'autres termes, il ne s'agit pas comme cela se serait produit chez nous, de mettre la charue avant les bœufs, c'est-à-dire de créer un parti puis de chercher des sympathisants. De plus, ce qui fait la force d'un parti, outre le nombre de sympathisants qui le soutiennent, c'est la consistance d'un programme qui lui est propre et qui le démarque des autres. Or, les cinquante partis qui garnissent notre paysage politique visent presque tous les mêmes objectifs et défendent les mêmes concepts‑: la démocratie, la dignité, les valeurs de la révolution, la répartition équitable des richesses, la lutte contre le chômage… Autrement dit, n'importe quel dirigeant peut parler au nom de son parti comme s'il parlait à la fois au nom des autres tant les programmes sont similaires. Malgré toutes ces vicissitudes à attribuer au passage brutal d'une dictature à une démocratie naissante, l'essentiel est d'arriver sans accrocs majeurs à l'élection d'une assemblée constituante, fruit d'une revendication populaire exprimée avec une grande opiniâtreté, avec l'espoir que cette assemblée englobe un éventail large de sensibilités politiques dont la mission principale est d'élaborer une constitution imprégnée des valeurs de la révolution et à la hauteur des attentes de la majorité des Tunisiens qui ont créé le changement. Soyons tout de même confiants.