Par Sadok Belaid * Nul ne peut nier la présence du phénomène dans notre pays, ni son étendue et sa gravité. Le cancer a, au cours de ces dernières années, métastasé d'une manière dramatique. Tous les secteurs de la vie nationale, s'ils n'en meurent pas tous, en sont tous atteints. Il n'y a aucune surprise à cela quand on sait depuis toujours que cette maladie faisait partie du système, depuis le sommet jusqu'au plus bas de l'échelle sociale. Qui peut mettre en doute les effets désastreux de la corruption sur tout l'édifice social? Une grave hémorragie de l'économie nationale dont on trouve les traces dans les comptes courants de la clique mafieuse de la famille du président déchu et de ses complices, dans les sorties illégales de devises et dans les investissements et les placements mobiliers et immobiliers opérés par des insatiables vampires qui, des dizaines d'années durant, ont mis à sac tout le pays et ruiné les efforts de développement de l'ensemble de la nation. Une chute vertigineuse de la crédibilité du pays aux yeux des investisseurs étrangers et même aux yeux des Tunisiens installés à l'étranger et dont le désir de retour au pays a été souvent suivi par de grandes déceptions face aux désastreuses conditions d'accueil qui leur sont réservées dès leur arrivée, aux interminables tracasseries d'une administration tatillonne et pourrie et, par-dessus tout, par une corruption partout présente, lourde et hargneuse. Une perte considérable d'opportunités de développement, d'ouverture sur les marchés extérieurs, de conclusion d'accords d'association et de partenariat avec les entreprises et les hommes d'affaires étrangers… La Révolution du 14 janvier a brutalement mis à nu le phénomène de la corruption dans notre pays. Grâce à elle, on a commencé à découvrir l'ampleur du désastre, ses infinies ramifications, son insoupçonnable complexité et, surtout, son expression dans des chiffres tellement énormes qu'ils ne signifient plus rien pour la grande majorité du peuple tunisien ! Elle a, dans l'urgence, mis en place une commission d'investigation sur les crimes et les infractions commises par une liste de personnes impliquées, lancé des poursuites et des mandats d'amener contre les nombreux criminels en fuite à l'étranger, institué une commission spécialisée dans la recherche et la récupération des biens mobiliers et immobiliers constitués en infraction à la loi tunisienne dans les pays étrangers. En dépit de ses faux pas, de ses maladresses et des lenteurs déjà enregistrées, cet ensemble d'initiatives doit être salué comme un sincère effort en vue d'effacer le passé et de sanctionner les criminels. Cependant, on serait dans l'erreur si l'on croyait que cet effort devrait s'arrêter là. La corruption n'est pas un phénomène du passé. Elle n'a pas pris fin avec la disparition de l'ancien régime. Divers indices donneraient plutôt à penser le contraire. Le déclin actuel de l'autorité de l'Etat, la désorganisation de l'administration, la dissolution de certains de ses organes dirigeants sont autant de circonstances malheureusement favorables à la multiplication des occasions pour les corrupteurs de redonner vie aux processus de corruption et à toutes sortes de manœuvres criminelles similaires. Ce phénomène n'est certes pas propre à la période révolutionnaire que nous vivons aujourd'hui et il lui survivra certainement. La future Assemblée constituante et le futur législateur auront certes le temps de légiférer pour lutter contre ces pratiques criminelles. Mais nous pensons qu'il y a urgence. Le gouvernement provisoire actuel devrait pouvoir intervenir immédiatement. La lutte contre la corruption devrait faire partie de ses priorités. Elle n'est pas le genre d'affaires au règlement desquelles il peut surseoir au motif qu'il doit limiter son action à l'expédition des affaires courantes. En vue de lancer cette importante action, le gouvernement provisoire devrait mettre en place une commission nationale de transparence et de lutte contre la corruption. Cette commission devrait être composée de personnalités appartenant à la société civile et d'anciens magistrats, tous connus pour leurs grandes qualités et pour les services qu'ils ont rendus à la nation. Elle devrait être dotée de la personnalité civile et de l'autonomie financière et jouir d'une indépendance plénière vis-à-vis de l'autorité politique. Elle devrait avoir un champ d'investigation large pouvant atteindre le secteur public autant que le secteur privé. La lutte contre la corruption qu'elle devrait entreprendre devrait avoir une dimension préventive qui consisterait pour elle à s'assurer que certaines fonctions publiques ou privées ne pourraient être attribuées qu'à la suite d'une enquête appropriée sur le candidat et en prévoyant une déclaration de ce dernier sur son patrimoine et sur sa consistance avant sa prise de fonctions. Une telle exigence n'a rien d'original dans la législation tunisienne. On se rappelle qu'une loi a été adoptée selon laquelle chaque nouveau ministre devait, avant sa nomination, signer une déclaration solennelle sur la consistance de ses biens mobiliers et immobiliers. L'autre composante de la mission de cette commission devrait porter sur le pouvoir d'investigation et de sanction des éventuels crimes commis dans ce domaine. L'expérience récente devrait suggérer la distinction entre le pouvoir d'investigation strictement dit, et qui doit revenir à la commission, d'une part, et d'autre part, le pouvoir de sanction, qui devrait revenir dans son intégralité à l'autorité judiciaire. La transparence et la lutte contre la corruption sont devenues une exigence de la démocratie et les mécanismes de mise en œuvre de cette politique sont devenus une pratique courante dans un très grand nombre de pays. Il est temps que la Révolution tunisienne intègre cette dimension dans sa conception et dans sa pratique de la démocratie.