Dans le climat d'effervescence que vit la Tunisie suite à la révolution du 14 janvier 2011, tous les courants d'opinion, de l'extrême droite à l'extrême gauche, ont investi la scène publique et ont pu donner libre cours à leurs idées dans un formidable élan qui semble vouloir étancher une grande soif de liberté d'expression après des décennies d'oppression et de silence forcé. On doit ce climat de liberté, essentiellement, à la jeunesse tunisienne, dont une partie est constituée de jeunes sans emploi et sans espoir d'avenir, qui ont imaginé et réalisé une belle révolution, propre, sans idéologie, sans leader et sans intervention étrangère. Profitant de l'état d'ébullition, les fonctionnaires, les ouvriers, les employés de divers secteurs et les oubliés de certaines régions ont adhéré à ce mouvement d'expression qui s'est vite transformé en une forme de revendications égocentriques, pressantes et paraissant perdre de vue que les moyens limités du pays et la situation alarmante de son économie ne sauraient satisfaire dans l'immédiat ou même dans un proche avenir toutes ces revendications, qu'il s'agisse d'offrir un gagne-pain à tous les demandeurs d'emploi, d'assurer un développement rapide des régions défavorisées auxquelles il faut accorder une priorité absolue ou d'améliorer le pouvoir d'achat des salariés des différents secteurs, qui ne sauraient prétendre à la même priorité. Dans ce climat d'agitation, on a failli oublier un secteur vital pour le pays, tant sur le plan économique que social, à savoir le secteur touristique qui connaît, depuis des années, une crise latente caractérisée, entre autres, par une quasi stagnation des entrées touristiques, une détérioration de la qualité des prestations, une baisse des recettes en dinars constants et la rétrogradation de la destination tunisienne par rapport aux destinations concurrentes ; plus que jamais, la Tunisie est qualifiée de destination bas de gamme. Cette crise latente a été aggravée par l'insécurité qui a sévi durant les semaines de répression qui ont précédé la chute de Ben Ali, ainsi que par les débordements ultérieurs, souvent inadmissibles, qui continuent à miner la stabilité du pays et qui risquent de compromettre aussi bien la relance du tourisme que la reprise économique en général, au moins à court terme. Dans ce contexte, plusieurs pays émetteurs et amis ont au départ favorablement accueilli notre noble révolution en y voyant une première mondiale et un exemple de transition pacifique vers la démocratie; néanmoins, ces mêmes pays n'ont pas tardé à décréter un véritable boycott de la destination tunisienne en tant que pays à risque; et même si elle a été rapportée dans certains cas ou allégée dans d'autres, cette mesure continue de peser sur le secteur, à en juger par la chute vertigineuse des entrées touristiques durant le premier trimestre de l'année en cours, qui ont accusé un recul de 56,4% pour le marché européen et 56,9% pour le marché maghrébin. Afin de relancer le secteur, les pouvoirs publics et les professionnels se sont engagés à fournir de louables efforts en direction de certains pays émetteurs, notamment à travers des campagnes de relations publiques et la participation active dans les salons et foires, ainsi que le soutien au maintien des lignes charter, en attendant qu'on se fixe sur l'opportunité de lancer des programmes de marketing qui, pour être efficaces, devraient plutôt concerner l'horizon 2012, car l'on doit reconnaître que la saison touristique 2011 est d'ores et déjà largement compromise et que le secteur est réellement sinistré, d'autant plus que le marasme actuel intervient à la suite des résultats peu reluisants enregistrés en 2009 et 2010. Si, dans les quelques mois à venir, le pays ne retrouve pas une stabilité politique satisfaisante et un climat de quiétude suffisamment sécurisant pour les visiteurs potentiels, et si les établissements touristiques ne cessent d'être l'objet de mouvements intempestifs et de revendications inopportunes ou abusives, la menace de récession risquerait d'aller au-delà de la saison 2011. Si, par ailleurs, le tourisme venait à être remis en cause en tant que choix stratégique de développement économique et social, ou à être soumis à des restrictions irréfléchies sous la pression d'un certain extrémisme prétendument «purificateur» qui y voit à tort un facteur de débauche morale, au cas où un tel courant prendrait en main les destinées du pays, c'est tout l'avenir du secteur touristique qui serait alors condamné, pour emporter avec lui 400.000 emplois directs, un million et demi de bouches à nourrir et vivant indirectement du tourisme, ainsi que des recettes en devises qui assuraient jusque-là, bon an mal an, une appréciable couverture de la balance des paiements. Ces craintes légitimes étaient certainement présentes dans les esprits des professionnels du tourisme qui ont organisé d'imposantes manifestations à Sousse, Djerba et à Hammamet le 24 avril. Ces mouvements sont l'expression d'un profond malaise, alimenté beaucoup plus par les menaces d'avenir que par la stagnation présente. A travers ces manifestations, c'est tout le secteur touristique qui nous interpelle afin que les décideurs de demain, quels qu'ils soient, lui reconnaissent une fois pour toutes un droit de cité et le statut de choix stratégique irréversible pour la simple raison qu'il est un grand créateur d'emplois, un éminent générateur de devises et une puissante locomotive pour d'innombrables activités industrielles, agricoles, artisanales et commerciales. Cette quête de reconnaissance est d'ailleurs un sujet d'actualité et de préoccupation pour les professionnels, qui déplorent la non-représentation du secteur touristique dans la fameuse Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. Or, la participation de la profession aurait permis au secteur de faire entendre sa voie et ses préoccupations, non seulement dans les débats actuels mais également et surtout au sein de l'Assemblée constituante qui émergera des prochaines élections. Quoi qu'il en soit, et en raison des enjeux majeurs que le secteur touristique représente pour l'avenir du pays, le régime qui sera issu des élections futures ainsi que tous les Tunisiens, toutes tendances confondues, doivent admettre que la remise en cause de l'industrie touristique constitue une ligne rouge dont le franchissement serait gravement préjudiciable à l'économie et à l'avenir du pays. Question de conscience collective Un pays comme la Tunisie, qui ne dispose pas de grandes richesses naturelles, doit faire feu de tout bois et fructifier toutes les ressources disponibles, y compris les potentialités touristiques. Bref, notre pays ne peut pas se permettre le luxe de laisser planer sur le tourisme la moindre menace; il est plutôt condamné à vivre, entre autres, par le tourisme et pour le tourisme en tant que vecteur d'échanges mutuellement enrichissants entre les peuples et en tant que facteur de paix et d'acceptation d'autrui. Malheureusement, nous constatons depuis des semaines que beaucoup de Tunisiens font preuve d'inconscience collective pouvant mettre en cause, à brève échéance, tout l'avenir de la révolution et déboucher sur la généralisation du chaos, la fin dramatique du rêve de liberté, une régression économique sans précédent et probablement l'émergence d'une nouvelle dictature. Chaque jour nous apporte son lot de dérapages qui témoignent de l'état d'inconscience collective : alors que l'alarmante situation économique du pays impose à tous les Tunisiens de se remettre au travail afin d'améliorer les chances d'une impérieuse reprise économique comme condition sine qua non au maintien des emplois existants, à la lutte contre le chômage et à la correction des déséquilibres régionaux, nous voyons des politiciens avides de pouvoir se plaire à s'engager dans des luttes stériles sur fond d'exclusion et de rejet d'autrui. A tous ces agitateurs agités, nous demandons s'ils veulent la révolution ou plutôt la démolition. Beaucoup d'entre nous semblent ainsi avoir oublié l'inégalable sacrifice des martyrs de la révolution qui ont fait don de leur vie, non point pour nous enliser dans des querelles politiques infructueuses ou pour attiser nos appétits égoïstes, mais plutôt afin que la Tunisie se débarrasse de la tyrannie, de la corruption et de l'injustice sociale. Comble d'inconscience collective, les ultras de tous bords et les fauteurs de troubles paraissent perdre de vue que le pays est confronté à des défis majeurs qui requièrent un véritable sursaut national, à savoir la persistance du déficit de sécurité intérieure et le risque sérieux que le conflit armé en Libye puisse dégénérer pour affecter l'intégrité du territoire national. Ces défis majeurs exigent que tous les citoyens dignes de ce nom fassent prévaloir la voix de la raison, cessent toute forme d'agitation irresponsable, mettent en sourdine leurs revendications dans l'attente de jours meilleurs, bannissent toutes sortes de déchirements politiques et apprennent à s'accepter mutuellement en dépit des divergences d'opinions, et à vivre ensemble dans un pays qui appartient à tous ses enfants. La relance économique est à ce prix.