Interview du Dr Lyès Srairi, spécialiste en psychiatrie - Dans l'entretien suivant, le Dr Lyès Srairi, spécialiste en psychiatrie, évoque les perspectives prometteuses ouvertes devant les tunisiens et le peuple tunisien après la reconquête de la liberté grâce à la révolution populaire du 14 janvier. Le Temps: Dr, durant la période précédente, les Tunisiens vivaient dans une ambiance d'oppression étouffante, souffrant d'un manque de liberté quasi-total à tous les niveaux. En qualité de psychiatre et de scientifique, quels avaient été, objectivement, les effets psychologiques de cet état sur les Tunisiens et ses incidences sur leur comportement et leur vécu quotidien ? -Dr Lyès Srairi: Effectivement, la limitation des libertés est une source de stress très importante pour l'être humain, car l'être humain a toujours tendance à vouloir s'exprimer en toute liberté. On peut supporter plus facilement une privation physique plutôt qu'une privation de liberté dont la liberté d'expression. C'est aussi une source d'anxiété qui retentit sur tout le comportement de l'homme, générant un état d'irritabilité permanente. L'individu devient en proie à des accès de colère pour des raisons banales. Les relations humaines deviennent empreintes de méfiance et d'agressivité à tous les instants, reflet d'un malaise général en rapport avec cette frustration. Ce malaise a, donc, une incidence directe sur le comportement et la conduite des individus, à travers la recrudescence de l'irritabilité et une mauvaise qualité relationnelle marquée par la méfiance générale et la multiplication des conflits. Le ciment social se lézarde de toute part. Et c'est ce qui s'était produit en Tunisie, pendant la période précédente. Les Tunisiens sont des gens gentils et pacifiques, mais leur comportement s'était modifié sous l'effet de cette ambiance d'oppression à laquelle ils étaient confrontés continuellement, dans leur vécu quotidien. *Il y a aussi le système de valeurs qui a été faussé à la racine, à travers ce qu'on appelle communément le modèle socio- politique. Et il semble que cette altération du modèle auquel les gens se référaient, avait eu des conséquences néfastes sur ce plan. Qu'en dites- vous ? -C'est tout à fait exact. Quand un modèle social qui émane du sommet de la pyramide s'altère, les conséquences sont désastreuses. Le règne de la corruption, de la délation, du racket et autres mauvaises mœurs a installé une suspicion des gens les uns par rapport aux autres, ce qui a perverti le fonctionnement social global, achevant de biaiser, de parasiter et d'altérer la qualité relationnelle entre les tunisiens, aggravant par là le stress de la vie quotidienne et enrichissant le potentiel anxieux des uns et des autres. C'était un système pervers qui ne pouvait créer que de la perversion. Il y a toujours un phénomène d'adaptation inconscient mais source d'anxiété car contre-nature. *Est-ce que cet état de stress et de malaise avait eu des conséquences directes au niveau de la pathologie psychiatrique, en contribuant à l'accroissement des maladies psychiques ? -Il y avait eu un stress supplémentaire, comme je vous l'ai dit. Il y a le stress ordinaire tolérable de tous les jours auquel les gens font face en Tunisie et ailleurs, comme le stress lié à l'encombrement de la circulation routière et aux tracasseries journalières. Mais, à côté de ce stress ordinaire, les tunisiens avaient, aussi, affaire, durant la période précédente, à un stress supplémentaire lié à l'état de frustration et aux relations conflictuelles générées par le régime corrompu en place et qui s'était traduit par un état de tristesse, par de l'anxiété et pire que tout, par le désinvestissement et la démotivation, dans le travail et la production. Les Tunisiens étaient devenus anxieux, tristes, démotivés et cela avait eu des effets particulièrement négatifs sur leur effort de production dans tous les domaines. *Justement, et ce sera le couronnement heureux de notre entretien, comment vous appréciez l'avenir des Tunisiens et de la Tunisie, maintenant qu'ils se sont débarrassés de l'oppression et ont reconquis leur liberté de manœuvre, grâce à la révolution populaire du 14 janvier ? -Je vous dirai tout simplement que les Tunisiens vont faire, grâce à cette liberté retrouvée, des miracles au niveau de la production sur tous les plans : littéraire, artistique, scientifique, et économique. Si tout se passe bien et tout indique qu'il en sera ainsi, le peuple tunisien aura une capacité de création formidable. Avec le retour du calme, suite aux évènements douloureux, mais sur un autre plan exaltants, des dernières semaines, il y aura une explosion productive liée à la disparition d'un grand nombre de facteurs de stress psycho – sociaux, et au retour aux valeurs morales qui, il y a quelques décennies, étaient l'apanage de ce peuple. La normalisation des rapports sociaux rétablira la confiance des gens entre eux et avec les gouvernants qu'ils auront démocratiquement élus. Nous remercions ce magnifique peuple plusieurs fois millénaire que nous n'aurions jamais dû cesser d'être, sans les aléas de ces rencontres hasardeuses. Merci à notre formidable jeunesse… Merci à toute cette Tunisie qui s'est levée comme un seul homme. Vous êtes magnifiques et bon vent à nous tous. Entretien dirigé par Salah BEN HAMADI