Par Soufiane BEN FARHAT Cela s'est passé il y a deux jours à Paris. Alors qu'une journaliste de TF1 couvrait l'évacuation d'un immeuble occupé avenue Simon-Bolivar, un CRS lui a lancé : "Ah bon, depuis quand ils font travailler des Noirs, à TF1 ?" On n'en est pas encore là chez nous. Oui, certes. N'empêche, je vois plus d'un policier se demander : "Ah bon. Depuis quand on ne tabasse plus les journalistes ?" Les cieux changent, les réflexes demeurent. On le devine. La mémoire vive de certains policiers est formatée pour, à un moment précis, tabasser à tout vent. Question de prédisposition. Et de stimuli. Tabasser dans le tas. Et pas de quartier. Impératifs de l'ordre public obligent. Seulement, même le tabassage en règle obéit, pour ainsi dire, à certaines règles. A chaque domaine sa déontologie. Nul n'en est exempt. Même les matraqueurs en chef en auraient. De tout temps, les journalistes ont occupé des espèces de couloirs neutres en zones de confrontations et de conflit. Ils sont les témoins. Les témoins par excellence. Ceux à qui il incombe toujours d'écrire la première mouture de l'histoire. A leur corps défendant. Même dans nos murs, malgré l'étroite surveillance de fins limiers, les journalistes ont fréquemment emprunté ces couloirs. Seulement, la donne semble changer. Pour nombre de policiers, les témoins sont gênants. Encombrants. Si autorisés, ou endossant la posture d'observateurs privilégiés soient-ils. A défaut d'eux, autant dissoudre leur travail. C'est à dire les empêcher de le faire correctement. Et recourir à l'argument du bâton au besoin. Du coup, la répression opère une espèce de nivellement par le bas. Les journalistes, eux aussi, sont tabassables. Autant que le petit peuple. Esprit des temps oblige. Le matraquage est, lui aussi, démocratique. A chacun selon ses besoins. Plusieurs journalistes –une quinzaine- ont eu maille à partir avant-hier avec des policiers déchaînés. Notre confrère Abdelfattah Belaïd a été poursuivi par cinq policiers dans les locaux mêmes du journal La Presse, au premier étage. Agressé, frappé à la tête à l'aide d'une barre de fer, déchaussé, détroussé de son matériel et de ses papiers d'identité, violenté, humilié. Son "tort" : photographier les manifestations et la répression des manifestants dans la capitale, à l'avenue Habib Bourguiba. Fettah fait excellemment son travail depuis plus de vingt-cinq ans. Il a pris certains des principaux clichés de la Révolution, qui ont fait le tour du monde entier. On comprend la portée du forfait et l'étendue de l'émoi. Les journalistes sont supposés être protégés par tous les protagonistes, forces de l'ordre en prime. Non seulement ils trinquent, mais dans les locaux mêmes de leur journal. L'inviolabilité des journalistes et des entreprises de presse ? Ce n'est guère une urgence, paraît-il. Encore moins un impératif. Le premier réflexe d'un fauteur, c'est d'escamoter les témoins. Là serait l'urgence. L'heure est grave. Parce que toute atteinte à la liberté de la presse préfigure l'attentat aux libertés en général. Tout le monde –ou presque- en convient : la liberté de la presse est le portail des libertés, individuelles et collectives, publiques et fondamentales. De sorte que lorsque celle-là est malmenée, celles-ci tombent en panne. Comme l'a si bien dit le poète allemand Heine, ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes. Nous sommes, ici et maintenant, dans ce registre. Les emportements génèrent l'aveuglement. Lorsque les lignes rouges sont dépassées, il n'y a plus de limites à l'arbitraire. Nous sommes peut-être au seuil d'un nouveau palier de la Révolution tunisienne. Son roman est en passe d'être achevé, son histoire s'ébauche péniblement. Bien évidemment, les témoins que nous sommes n'endossent guère les responsabilités des uns ou des autres. Quelqu'un a résumé un jour Napoléon en ces mots : un tiers philosophe, un tiers Jacobin, et un tiers aristocrate. Ce n'est guère notre cas. Les journalistes ne sont ni résumé ni synthèse. L'histoire démontre bien que ceux qui veulent être la synthèse de toutes les contradictions finissent par devenir des erreurs composées. Le ministère de l'Intérieur aurait présenté des excuses. Et promis l'ouverture d'une enquête. Souhaitons qu'elle ne s'ajoute pas aux nombreuses enquêtes traînant encore dans les tiroirs. Ou, ce qui est bien plus grave, demeurées lettre morte. Un simple effet d'annonce à l'endroit de la galerie. De sorte qu'en lieu et place de la libre parole, on se contente de poudre aux yeux. Cela se concevait avant la Révolution, mais après ? Ce point d'interrogation est tellement lancinant.