Par le Pr Nebil RADHOUANE L'un des défauts que l'on reproche à l'enseignement de la rhétorique (ou de la stylistique) est le côté jargonnant, l'inflation terminologique. La liste des figures de l'ornare verbis est si longue, les noms qu'elle comptabilise sont si barbares, que l'on se demande parfois si le plaisir de l'inventaire n'est pas la seule convoitise d'une approche de ce genre. La spécificité d'un texte littéraire, la pertinence d'un procédé, semblent ainsi escamotées au profit du nom de la figure : là il y a une antanaclase, là une métonymie, là une catachrèse, et là une anticatastase, et après ? A quoi sert de nommer ces noms de dinosaures et de diplodocus si on ne dit mot de leur pertinence et de leur fonction ? Nous suffit-il de savoir que l'analyste se souvient de toutes ces figures, qu'il est capable de nous les réciter sans faute, et de les repérer là où elles se tapissent au détour de telle ou telle phrase ? Reconnaissons toutefois que, ces dernières années, l'extension de la nomenclature rhétorique a fini par aboutir à une sorte de «fatigue» terminologique. La paresse des approches beaucoup trop diluées dans l'impressionnisme et le lyrisme a eu pour conséquence une «rage synecdochique», expression de Michel Leguern, si ma mémoire est bonne. C'est-à-dire qu'après l'explosion des noms de figures, nous assistons maintenant à leur implosion, à une réduction qui voudrait remplacer le tout par la partie (comme dans la synecdoque), à une restriction qui voudrait ramener toutes les figures à une seule, récapitulative et matricielle : la métaphore. C'est facile, trop facile, mais ce n'est pas le plus gênant. Car, si dans une bonne explication littéraire on parvient tout de même à trouver la clé de lecture, à percer le secret qui permet de remonter à «l'étymon spirituel» et au style de l'écrivain, peu importe après tout que l'on nomme toutes les figures sémantiques du texte des «images» et tous ses tropes des «métaphores». Le plus gênant c'est lorsque les matamores dont on parlait la semaine dernière s'approprient cette figure (ou autre) sous le prétexte qu'elle est leur «spécialité». Cela me rappelle le portrait «tout craché» d'un jeune professeur que j'avais connu dans les années 80 lors d'un séjour d'études à Paris. Alors nouveau promu de l'enseignement universitaire, frais émoulu de je ne sais quelle université anglo-saxonne, il pouvait très bien porter le nom de Monsieur-qui-excelle-en-tout-et-qui-sait-de-toute-chose-plus-qu'un-bout. Il prétendait parler un anglais de la plus belle eau et châtier le meilleur français qui se pût, mais il ne semblait pas faire exprès de tordre le cou à la langue de Molière, ni ne croyait si mal faire d'improviser son propre dictionnaire. Des barbarismesi, il n'en ratait pas un, comme de vous sortir une «sériosité» ou une «maladroitesse»! Idem des solécismesii et des fautes de conjugaison. Quant aux psilosesiii, n'en parlons pas, comme de vous parler des «zhandicapés», des «zhauteurs» et des «zharciots» (sic) ! Le plus merveilleux c'était quand notre ami se montrait incollable en tout. En spécialiste rompu à tous les arcanes, versé dans tous les domaines, il participait à tous les débats, quelle qu'en fût la discipline. Que ce soit la linguistique, la littérature, la philosophie ou même la parapsychologie, l'astrophysique ou la microbiologie, la botanique ou l'entomologie, il était toujours là, prêt à bondir. S'il tombait à chaque fois comme un cheveu sur la soupe, ce n'était pas pour vous répondre ou émettre un humble avis, mais pour couper la parole aux vrais spécialistes, pour rectifier les équations et redresser les hypothèses. Bref, il ressemblait trop à Arias, ce personnage des Caractères de La Bruyère qui avait tout lu, tout vu, et qui avait toujours son mot à dire dans tout sujet de conversation. Curieusement, ses interventions intempestives, en dépit de leur polyvalence et leur pluridisciplinarité, avaient toujours un seul et même destin : la métaphore ! La réflexion, le débat, la recherche, voire la connaissance humaine tout entière, devaient à chaque fois ramener tout à cette figure où, clamait-il à tout propos, il s'était fait champion par ses articles et ses recherches académiques. Ah !oui, la métaphore, c'était «lui» ! Désormais c'était sa propriété privée, sa chasse gardée, et il revendiquait ouvertement le droit de dire à qui voulait l'entendre : «Moi, je touche à tout, mais toi, touche pas à ma métaphore !». Un jour, il eut le rituel réflexe d'interrompre l'une de nos conversations sur la dichotomie saussurienne du signifiant et du signifié en rectifiant, histoire de nous éblouir, et lui de l'exciter : «D'abord, vous devez savoir que le signifiant et le signifié n'existent plus !». «Ah bon, c'est vous qui les avez abolis‑?» rétorqua l'un de nous. «Oui, et depuis longtemps. Tout ce que racontait Saussure est aujourd'hui bel et bien enterré.» «Mais qu'une vieille théorie soit à présent tenue pour obsolète, reprit notre porte-parole, ne signifie pas que l'on doive nier qu'elle a tout de même existé et que l'on ne puisse plus en parler aujourd'hui‑!» «Alors là, corrigea notre donneur de leçon, vous n'avez absolument rien compris : je parlais par métaphore !» «Mais, ne savez-vous pas que la métaphore elle-même n'existe plus aujourd'hui, au moins depuis Lakoff et Johnson ? rappela ironiquement notre défenseur. Et puis, ne parle-t-on pas souvent de métaphore «morte»‑?» «Ah non, s'indigna notre doctus cum metaphora, celle-ci mourra lorsque je serai mort!» Je ne sais pourquoi ce dialogue me rappelle aujourd'hui, en négatif, un échange entre les trois gangsters du film de Michel Audiard «Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages». Le titre du film m'a été rappelé par un ami algérien, grand poète et homme d'une immense culture, et le dialogue en question est, en substance, le suivant : S'adressant à un personnage que lui et ses deux complices tiennent entre leurs mains parce qu'il leur a fait faux bond, le premier gangster dit : «J'ai bon caractère mais j'ai le glaive vengeur et le bras séculier. L'aigle va fondre sur la vieille buse» Le deuxième gangster dit alors au troisième : «N'est-ce pas chouette comme métaphore?» Le troisième répond au deuxième : - «C'est pas une métaphore, c'est une périphrase.» Le deuxième : - «Oh ! fais pas chier !» Le troisième : «Ça, c'est une métaphore !». (1) Un barbarisme : faute qui consiste à employer un mot qui n'existe pas dans le dictionnaire, utilisé par ignorance ou par dérivation incorrecte. Si le mot est forgé délibérément, comme le font souvent certains théoriciens ou philosophes, on parle alors de «néologisme». (2) Un solécisme : faute de grammaire. (3) Une psilose : faute qui consiste à faire la liaison devant -h- aspiré, comme lorsqu'on entend dire : «cet handicapé» au lieu de «ce handicapé», «l'harcèlement» au lieu de «le harcèlement», ou encore : «les zhéros» au lieu de «les héros» (sans liaison).