La Presse - Depuis près de deux mois, 5.000 Libyens sont arrivés à Djerba. Originaires de villes assiégées par les forces du régime de Khadafi ou fuyant les frappes de l'Otan, ces hommes et ces femmes constituent une société hétérogène à souhait. Djerba la Douce se transforme dans la plus totale discrétion en Djerba la…ruche pour révolutionnaires en exil. Le chef de la police de Houmet Souk aurait dû célébrer ses noces ces jours-ci. Manque de chance : au terme de la première semaine du mois de mai, rumeurs, incidents et évènements se sont précipités à un rythme saccadé à Djerba. Entre les bruits qui ont couru il y a dix jours quant à la présence d'Aïcha Kadhafi et sa mère sur l'île, les mesures sécuritaires renforcées autour du pèlerinage de la Ghriba (voir La Presse du 22 et du 25 mai), l'interception des voitures chargées de matériel de télécommunication hypersophistiqué et surtout l'accueil et le contrôle des 5.000 Libyens fuyant l'enfer de la guerre, le chef de la police a à peine le temps de fermer l'œil deux heures par nuit. Ce jeune homme fringant, juriste de formation, trente ans et quelques poussières, a bien compris que réclamer un congé pour motif de mariage, dans ces conditions d'alerte maximale, frisait «l'indécence». Il a préféré différer son projet pour des jours meilleurs. Des jours plus calmes. Une date indéterminée encore… De grosses berlines flambantes ! Djerba la Douce s'est transformée, depuis le déclenchement des opérations militaires internationales contre les forces de Kadhafi, le 19 mars 2011, en Djerba la … ruche. Une si souterraine ruche, la superficie de l'île (538 km2) et son extension (d'ouest en est, 30,5 km et du nord au sud, 29,8 km) privilégiant l'anonymat et la discrétion. Des vagues successives de réfugiés n'ont pas arrêté d'y affluer, élargissant à chaque fois encore plus l'éventail des profils des arrivants. Située à 200 km du poste frontalier de Ras Jedir, et à 450 km de Tripoli (alors que Tunis est à 500 km), l'île a établi des contrats de fidélité avec les voisins du sud depuis très longtemps. Ils la fréquentaient parfois en visiteurs du week-end où ils venaient s'éclater dans ses restaurants, casinos et boîtes de nuit, en riches touristes l'été, en clients de ses cliniques privées, en investisseurs dans quelques hôtels…Au début des années 90, au moment où l'ONU décrète un embargo aérien sur la Jamahiriya suite à l'affaire Lockerbie et le long d'une décennie, Djerba deviendra pour les Libyens en partance vers diverses destinations, un lieu de transit obligé. Ironie du sort : l'histoire se répète. De nouveau, le pays de Kadhafi subit un embargo aérien. De nouveau l'île devient un lieu de passage obligé pour les voyageurs au moyen et au long cours. Le parking de l'aéroport déborde de grosses berlines : des Toyota, des Chevrolet, des Nissan, des Hyundai… La plupart flambant neuves. «Après avoir mis ici à l'abri femmes et enfants dans de somptueuses résidences meublées, ces puissants hommes d'affaires, expatriés de Libye à cause du conflit actuel, continuent leur route vers Tunis, le Moyen-Orient, l'Europe et l'Amérique où ils prospecteront des opportunités d'investissement ou chercheront à consolider des relations économiques déjà établies», assure Hamadi Chérif, directeur du Centre d'art et de culture de Sidi Jmour, situé à un vol d'oiseau de l'aéroport Djerba-Zarzis. Une chance pour la billetterie et le tourisme résidentiel Farhat Ben Tanfous, maire de Midoun, avance plus de détails : «Ces hommes, des PDG de sociétés pétrolières, des professionnels du tourisme, des promoteurs immobiliers, des importateurs, des pilotes de ligne proches pour la plupart du régime, sont touchés de plein fouet par les frappes de l'Otan. Ils se baladent avec des valises diplomatiques bourrées de devises, lorsqu'ils n'ont pas converti de grosses sommes de dinars libyens au noir dans la région de Ben Guerdane». Grâce à ces réfugiés cinq étoiles de luxe, généreux consommateurs, le secteur de la billetterie des agences de voyages connaît une vitalité inespérée en cette période de vaches maigres. L'économie de l'île-jardin, l'une des plus belles de la Méditerranée, reste basée essentiellement sur les services et le commerce liés par un cordon ombilical au tourisme, qui a perdu ici presque 50 % de sa clientèle printanière internationale. S'ils n'occupent, selon Mohamed Essayem, représentant de l'Office du tourisme à Djerba, que 400 lits dans les hôtels, ils ont largement investi les résidences meublées haut de gamme. Ultraconservateurs, adeptes, comme tous les milliardaires du «vivons cachés, vivons heureux», ils recherchent souvent des maisons isolées, éloignées de tout voisinage et ne rechignent pas à payer les deux à trois mois de caution imposées par les contrats. Pour atteindre la zone touristique à l'est de l'île, nous traversons des routes bordées de forêts de palmiers majestueux touchant presque le ciel et d'oliviers aux troncs noueux, dont l'âge remonte jusqu'à l'Antiquité. A l'intérieur des terres, des centaines de menzel, construits tels des forts, des huileries souterraines et des ateliers de tissage au fronton grec abandonnés depuis des générations donnent à Djerba ce décor d'un lieu au charme suranné, flirtant à longueur du temps avec l'Histoire. Nous rencontrons quelque part dans une villa cossue de cette zone cinq jeunes hommes, âgés entre 25 et 30 ans, fervents défenseurs du «Frère guide». «Regardez donc la chaîne officielle libyenne !» Les propos d'Ali, Hamed, Mohamed, Saïd et Hazem* semblent quasi clonés sur ceux prônés par Kadhafi dans ses discours depuis le déclenchement des évènements il y a plus de trois mois maintenant. Rien ne manque : ni la dignité et le niveau de vie très élevé que le «Frère colonel» offre à son peuple, ni les bombardements successifs de l'Otan de cibles civiles, des hôpitaux, des mosquées, des fêtes de mariage, ni «les pilules hallucinatoires» inhalées par les insurgés, ni le ralliement récent de 80% de la population de Benghazi et de toutes les tribus au pouvoir du chef de la Jamahiriya. Lorsque nous exprimons notre étonnement par rapport à cette dernière information, un reproche fuse de la bouche de Mohamed : «C'est parce que vous ne regardez pas Madame la chaîne officielle libyenne !». Plus loin, Hazem présentera un scénario apocalyptique, annoncé, prétend-il, par Mustapha Abdeljalil, président du Conseil national de transition, l'organe politique de la rébellion : «S'il prend le pouvoir, le CNT érigera des murs entre la Libye, la Tunisie et l'Egypte». Ils se disent ingénieur pétrolier, docteur en psychologie, étudiant en droit, économiste et enseignant. Regard fuyant, discours parsemé de contradictions, arrogance… cette étrange équipée présente tous les signes extérieurs des services de renseignements, dépendant des fameux Kataeb el amn, la police politique locale. Dans leur Chevrolet noire, ils ont sillonné la Tunisie pour, affirment-ils, «essayer d'aider nos compatriotes en difficulté. Nous avons même vu quelques unes de nos femmes obligées de travailler dans les cabarets pour nourrir leurs gosses. Nous cherchons à convaincre nos jeunes de retourner dans le pays. Miséricordieux, Moammar a promis le pardon à tous ceux parmi les rebelles qui rendent les armes». En réalité, ils sont venus probablement prendre le pouls de la contestation, le sud de la Tunisie étant devenu la base arrière des révolutionnaires libyens… 80 % des réfugiés affluent de la ville assiégée de Zouara «Notre hantise, c'est que les Libyens expatrient avec eux ici à Djerba le champ de bataille. D'où nos barrages à l'entrée de l'île et nos contrôles poussés et systématiques de toute la communauté et de ses voitures. Nous surveillons également de près les entrées de capitaux et cherchons à établir leur traçabilité et leur issue. Nous craignons que certains groupes ne s'infiltrent chez nous pour enrôler les jeunes Tunisiens désœuvrés dans l'un des camps du conflit», explique une source sécuritaire, qui connaît la délicate position de la Tunisie, prise entre deux feux : d'une part son empathie non déclarée pour les révolutionnaires et, d'autre part, l'ouverture de ses frontières aux partisans et aux membres du gouvernement de Kadhafi, pour qui la Tunisie reste le seul couloir d'accès vers le reste du monde. Comme 80 % de ceux qui ont trouvé soutien, aide et hospitalité à Djerba, Ala, 45 ans, est révolutionnaire et originaire de la ville de Zouara (250 km de l'ile), tombée sous les forces pro Khadafi depuis deux mois. Depuis le cortège des réfugiés fuyant l'embrigadement obligatoire des jeunes dans un combat auquel ils s'opposent corps et âme continuent à arriver en rangs serrés sur l'île. Ala, soldat de longue carrière, attend un signe pour revenir là-bas. Entre-temps, il prête main-forte à l'Association de sauvegarde de l'île de Djerba (Aidj) basée à Houmet Souk qui, s'adaptant à ce contexte nouveau, a laissé tomber sa vocation patrimoniale pour prendre en charge quelque 2.200 réfugiés. L'homme de Zouara nous accompagne en visite guidée chez deux familles. Ici et là même ambiance, même décor : des chaînes d'information arabes ouvertes en continu. Inquiets, on tente de suivre le cours des événements. Les mots se bousculent pour raconter un pays sous surveillance policière, les viols, les enlèvements, les agressions… Et toujours cette crainte en déclinant son identité. «Nous avons encore des proches en Libye, nous ne voudrions pas les mettre en péril. Au téléphone, nous parlons un langage codé». Plus tard, Ala se confiera : «On a atterri ici désargentés, misérables, nos enfants traumatisés par la guerre. Nos familles ont trouvé la paix à Djerba. L'élan de solidarité des Djerbiens nous a enrichis. Oui les hommes de Kadhafi ont tenté de nous manipuler en agitant les drapeaux verts du maître de Tripoli. Nous ne baissons pas la garde : il ne faut surtout pas tomber dans ce piège. Leur objectif consiste à provoquer des conflits sur ces terres paisibles pour que les autorités tunisiennes décident de nous rapatrier ». Un nouveau programme scolaire pour les enfants libyens Ala n'est pas au courant que l'île vient d'accueillir, dans le secret, une centaine de Libyens se recrutant dans la brillantissime élite intellectuelle, forcée à l'exil depuis plusieurs décennies. Ils sont là pour restructurer l'aide ciblant leurs compatriotes. Intermédiaires entre les riches libyens basés en Europe et en Amérique et les réfugiés, ils opèrent par rapport à un double niveau. Salma, chercheur au CNRS, spécialiste de l'Islam chinois présente la stratégie : «Nous ne voulons pas accabler encore plus l'économie tunisienne déjà touchée par la crise post-révolutionnaire. Aussi nous avons décidé, en ouvrant des comptes chez les fournisseurs locaux, de consommer tunisien pour tous types de ravitaillement. D'autre part, les enfants ont droit à l'instruction. Le droit au savoir ne s'arrête pas avec la guerre. En collaboration avec l'Alecso et l'Unesco, nous sommes en train de réfléchir à de nouveaux programmes scolaires pour les enfants libyens. Nous voulons rompre avec le système scolaire de Khadafi, où les langues étrangères sont bannies et de larges tranches horaires réservées à la transmission des «préceptes» du livre vert». De retour à l'aéroport, le hall se remplit soudainement d'un long rayon vert : une équipe de footballeurs vêtue de tenues, hymne au drapeau du chef de la Jamahiriya, traverse les lieux vers la cafétéria. A peine âgés de 18 ans, méfiants, ils refusent de commenter l'actualité dans leur pays. «Le football est apolitique», assure sibyllin le capitaine. Dans quelques heures, l'avion, qui s'envolera vers Tunis réunira à son bord les pro et les anti-Khadafi, les réfugiés 5 étoiles et les khobzistes, en état d'attente de l'évolution de la situation. Cette unité retrouvée le temps du voyage présage-t-elle d'une Libye reconstituée après la fin du conflit ? *Par mesure de sécurité, tous les noms des Libyens cités dans cet article, qu'ils soient pro ou anti-Kadhafi, ont été changés.