Par Sophie BESSIS* Depuis que l'Instance électorale indépendante, chargée d'organiser les prochaines élections, a annoncé leur report au 16 octobre 2011, de nombreuses voix se sont élevées pour exprimer des critiques, des inquiétudes, voire un refus de ce changement de date. Ces réserves sont parfaitement compréhensibles quand on sait que la majorité des Tunisiens réclamaient à juste titre la tenue d'élections le plus vite possible, pour doter le pays d'une Assemblée issue des urnes en lieu et place d'institutions provisoires à la légitimité bancale et confrontées de ce fait à une contestation quasi-permanente, génératrice de désordre et d'insécurité. Conscient de sa fragilité, le gouvernement de transition militait lui aussi fermement pour le maintien de la date du scrutin le 24 juillet. Selon l'Instance électorale, cette dernière était impossible à tenir. A l'appui de leur conviction, ses membres ont apporté à l'opinion, au gouvernement, à l'Instance de sauvegarde de la révolution, une série d'arguments dont il a bien fallu prendre acte : impossibilité de boucler les listes d'électeurs et de livrer des centaines de milliers de cartes d'identité en moins d'un mois, impossibilité pour l'ensemble des partis et des coalitions de boucler les listes de candidats d'ici le 8 juin, nécessité de former plus de vingt mille responsables des quelque 7.000 bureaux de vote, la liste est longue des opérations à accomplir pour arriver à un scrutin crédible, et qu'il serait illusoire de vouloir boucler en moins de deux mois. Le président de l'Instance, Kamel Jendoubi, a en outre rappelé que la date du 24 juillet avait été fixée dans la perspective d'un scrutin présidentiel, plus facile à organiser que des élections à une Constituante. Même s'il eut mieux valu qu'elles se tiennent plus tôt, il faut cesser de déplorer ce retard et mettre à profit ce délai supplémentaire pour organiser un scrutin irréprochable. Les Tunisiens en ont besoin pour croire de nouveau en leur Etat et les pays partenaires, occidentaux en particulier, attendent ce test pour reprendre le rythme normal de leurs relations économiques avec le pays. Et, plus que tout, il convient de ne pas perdre confiance. Après tout, depuis le début du mois de mars, l'on a connu une succession de crises entre le gouvernement provisoire et l'Instance, tout aussi provisoire, de sauvegarde de la révolution. Crise, d'abord, sur sa composition, qui s'est réglée par son élargissement. Crise, ensuite, sur l'étendue des pouvoirs de l'Instance, à la suite de laquelle les deux fragiles piliers des institutions de la transition apprennent progressivement à travailler ensemble, et à négocier sans trop s'affronter. Crise, enfin, sur la durée de l'inéligibilité des responsables de l'ancien régime, l'Instance voulant étendre cette inéligibilité aux 23 ans de l'ère Ben Ali, le gouvernement proposant pour sa part une sanction moins radicale limitée aux responsables des dix dernières années. Démission du Premier ministre, vide gouvernemental, les scenarii du pire ont été avancés… jusqu'à ce qu'une solution acceptable par tous ait fini par être trouvée. L'image est peut-être simpliste : depuis le 14 janvier, la Tunisie ressemble un peu à cet enfant qui commence à marcher, fait quelques pas, tombe, se redresse, tombe à nouveau et avance, tant bien que mal. La démocratie, comme la marche, s'apprend en pratiquant. Et le compromis fait partie de l'arsenal de la gestion pacifique des conflits. Le gouvernement de transition — comme d'ailleurs l'ensemble des partis politiques — doit donc accepter le constat de l'Instance électorale en lui fournissant les moyens de mener sa tâche à terme, et celle-ci doit se garder de toute défiance vis-à-vis de son partenaire obligé. D'autant qu'elle n'a pas été créée dans un désert : la Tunisie possède une administration qui, quoique dévoyée par l'ancien régime, fonctionne encore et n'est dénuée ni de capacités ni de compétences. A l'Instance d'éviter le syndrome de la table rase et de savoir l'utiliser pour accélérer son travail, tout en veillant bien sûr à ne pas tomber dans les pièges que ne manqueront pas de lui tendre les nostalgiques de la dictature, hostiles par principe et par habitude à la transparence du processus électoral. Il faudra aussi qu'elle respecte les principes de la démocratie dont elle est supposée jeter les bases. Ainsi, elle devra rectifier la grave inégalité hommes-femmes en son sein (deux femmes seulement sur seize membres) en empêchant la reproduction de ce déséquilibre dans les commissions électorales régionales. Et l'on finira bien, si tout le monde y met du sien, par arriver aux élections. Car il faut y arriver pour boucler la première phase d'une transition qui doit durer le moins longtemps possible. La Tunisie a en effet besoin d'une stabilité fondée sur des bases nouvelles pour répondre aux aspirations de sa population, en particulier des couches les plus défavorisées, beaucoup plus nombreuses en réalité que l'ancien pouvoir voulait le faire croire. Pour l'instant, elles ne sont satisfaites que partiellement, au coup par coup et sous la pression de revendications prenant souvent un tour radical. Maladroitement parfois, le gouvernement de transition fait ce qu'il peut, occupé de surcroît à gérer un environnement régional et international extrêmement dangereux : guerre aux frontières, afflux de réfugiés, duplicité des partenaires occidentaux qui ne cessent de promettre la lune en ne donnant pas grand-chose. Bien des pouvoirs, dans la région, ont également intérêt à ce que le désordre tunisien s'aggrave, pour vacciner leurs propres peuples contre le «virus» démocratique. Et d'aucuns auront la tentation de s'immiscer de diverses manières dans les affaires intérieures tunisiennes. A l'intérieur, l'attentisme frileux des investisseurs nationaux n'aide pas non plus. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la transition tunisienne vers la démocratie n'est pas soutenue par grand monde. Malgré les désordres et les périls, retenons tout de même que le pire n'est pas arrivé, que les choses avancent et que le peuple tunisien est en train de faire — dans une inévitable confusion — l'extraordinaire apprentissage de la liberté.