Par Hédi HAFNAOUI KASDALLAH Honorés, certes, par les mérites éclatants de la révolution, et réconfortés par les éloges sincères qui lui sont adressés, en deçà du territoire et au-delà, et à travers le monde entier, nous sommes, pour ainsi dire, sommés de faire état d'une profonde méditation sur certains phénomènes, quelque peu déconcertants, traînés par la révolution de janvier 2011, ou qui lui sont collés d'une manière ou d'une autre, et ce, en marge du bel ouvrage socioculturel déjà réalisé. Une telle méditation n'exclut, en aucun cas, le recours à nos pressentiments et à nos impressions, d'ordre intuitif, que peuvent nous faire inspirer ces phénomènes, manifestés au cours ou au terme de cet événement historique, et qui peuvent faire, à coup sûr, l'objet d'un travail de recherche, d'analyse, dont la finalité ne vise qu' à découvrir les essences latentes des choses, leurs noumènes, ou à en révéler les vérités cachées. Car, et pour reprendre H. Bergson : «La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l'y chercher». Et pour ce faire, nous ne pouvons que renvoyer aux ressorts vigoureux et rigoureux d'une jeune science récente, dite la psychologie phénoménologique, qui, selon H. Piéron, irait au-delà de l'apport d'une psychologie sociale de sens commun, se poserait en pareilles circonstances, et poserait sur l'homme connaissant une triple question, décisive, vive et intime: que puis-je savoir sur la révolution? Que puis-je en faire‑? Que puis-je en espérer ? Au niveau de la première question, je veux m'arrêter sur la spécificité originale et du ton éloquent d'un fait réel, déjà accompli, et qui s'est avéré révélateur d'une vérité claire et nette: la révolution tunisienne a été reconnue originale en son genre, unique en son espèce, dans la mesure où elle s'est forgée ses propres instruments d'intervention et leur a assuré, au préalable et au fur et à mesure de son déroulement, la plus haute caution d'efficience pratique. Elle n'a donc pas emprunté de schémas de réflexion ou de dispositifs d'action allogènes, à des modèles révolutionnaires préétablis, à ceux des révolutions dites classiques, par exemple, française, ou américaine ou autres. C'est parce qu'elle est tout d'abord une révolution culturelle, civilisationnelle, dotée d'une maturité morale et d'une puissance sociale exceptionnelle, ayant déjà pris une posture de haut rang, la situant au-dessus de toutes les autres révoltes. Et compte tenu de ce caractère pacifique, populaire, elle a eu le mérite d'avoir réclamé les valeurs les plus éternelles, les plus pures et les plus aseptisées : la dignité, la justice, la vertu, dans le ton de la modestie la plus haute du commun des mortels, qui n'a réclamé que liberté, pain et eau. Elle n'a imploré ni richesses, ni luxe, ni grosses jouissances. Ainsi, ce qui compte dans l'énergétique de cette révolution, et pour emprunter l'expression à J. Piaget, dans les mobiles qui ont déclenché l'expression et l'explosion de cette aspiration légale et légitime, ce ne sont pas les affres de la vie, autant que le pensent certains esprits bornés, dont le jugement ne peut être que dans l'erreur. Ce n'est pas, non plus, la nature de l'origine sociale, professionnelle ou économique des révolutionnaires et des insurgés. C'est plutôt la finalité ultime visée, qui a déterminé et actionné l'esprit de cette révolution, une finalité qui concorde parfaitement avec l'idéal, voulu et désiré, et qui a constitué le leitmotiv le plus dynamique de la révolution. En outre, cet idéal n'a pas été puisé dans la conscience insatisfaite d'une seule classe sociale, dans le génie d'une idéologie bien définie ou dans le programme d'action d'un seul parti politique. Et quel défi pour toutes ces sensibilités idéologiques et politiques qui ne cessent de foisonner! Par ailleurs, ce même idéal n'a pas été, non plus, emprunté aux contrées des chimères. Tous les Tunisiens et Tunisiennes, de toutes sensibilités civiles ou idéologiques, de toutes les couches sociales, jeunes et vieux, cultivés et illettrés, employés et chômeurs, riches et moins riches, ont apporté leur contribution active et positive à l'aboutissement fécond du processus de la révolution. Les divisions des classes, les conflits de générations ou les antagonismes de convictions éthiques et politiques n'existent pas, et heureusement, chez nous. Nous sommes tous unis dans la motivation intrinsèque qui nous a mobilisés, et dans le but final que nous nous sommes fixé et réalisé. Nous avons tous crié le nom de la liberté, de la dignité. Nous avons crié l'incarnation, l'immanence de ce monde latent, caché déjà depuis des décennies sous un monde réel, répressif et corrompu. Tous les révolutionnaires ont donc crié pacifiquement le nom de ce monde nouveau, ce monde céleste, angélique, innocent, resplendissant à notre imagination, et dont l'aurore du 14 janvier, et comme le disait V. Hugo, dans La légende des siècles, a bien murmuré sa sainte parole. L'idéal est maintenant atteint, ou du moins de plus en plus proche de nous, à la portée de nos propres mains. Le rêve est incontestablement et pour une bonne part réalisé. Et, «comme on fait son rêve, on fait sa vie». Il importe alors de nous inspirer de l'esprit sain et pacifique de cette révolution pour refaire notre vie, pour la forger de notre propre soin, et une vie meilleure, raisonnable, sage et honorable. Nos ancêtres n'avaient-ils pas soutenu, depuis des siècles, à la manière d'Aristote, que l'homme est destiné à être raisonnable ? Et il est important de réfléchir, de commencer par traquer les moyens rationnels, devant permettre de protéger la révolution, qui doit, à son tour de rôle, continuer à bâtir son authentique et originale œuvre morale, sociale, culturelle. Cette révolution doit poursuivre la tâche que nous lui avons dévolue, et elle ne doit, en aucune manière, arrêter son cours, car le caractère de toute œuvre morale et sociale est d'être inachevé, inachevable. Et combien sommes-nous redevables au miracle de cette révolution, qui a fait naître en nous ce monde nouveau, et qui nous a assigné le sort de refaire notre vie, dans le bonheur et la joie d'être. Et rien ne va de soi, comme disait G. Bachelard, tout se crée et se construit. L'essentiel est donc là, d'autant plus nous nous sommes déjà débarrassés et définitivement d'un totalitarisme féodal, despotique et asservissant, tyrannique et injuste. Cependant, nous devons éviter le leurre des mirages. Nous ne devons pas croire que, par le boycottage ou la ruse, ou par le pouvoir d'une baguette magique, tous les problèmes de chômage, de hausse salariale, de pension ou d'exonération fiscale, peuvent être à l'instant résolus. La révolution peut maintenant nous donner quelques primeurs mais elle ne peut nous fournir tous ses fruits. Laissons mûrir les fruits de la révolution. Et alors, une exigence de patience et une maîtrise des passions s'imposent dans l'imminent! Et rien qu'un bref rappel !