Certaines existences tiennent de la fiction. Il n'y a guère d'exemple plus frappant qui illustre la justesse de cette affirmation que l'histoire des premiers pugilistes tunisiens, Hassen El Karrèche et son neveu Abderrahman Gaman. Elle est inédite mais d'une authenticité que tout un chacun peut vérifier. Le Bey offre une corde dans un plat à El Karrèche Quelques semaines avant sa rencontre-revanche contre le franco-italo-tunisien, le champion de Tunisie des poids lourds, Lisca, Hassen El Karrèche a demandé au Bey une subvention alimentaire pour qu'il puisse préparer au mieux son combat. Le Bey accéda à sa demande et lui expédia cyniquement une corde dans un plat! Avec un petit mot : «Il faut avant tout que tu gagnes le combat». - C'est dire combien le Bey, lui aussi, tenait à la victoire de Hassen El Karrèche… - C'était un défi national. La corde que le Bey a envoyée à notre héros El Karrèche était un message, voulant dire «Il faut gagner, coûte que coûte…» - Hassen El Karrèche, commis boucher de son métier, relèvera ce défi et méritera bien le nom qu'il porte en prouvant qu'il a bien des tripes au ventre!!! - En effet, le soir du 8 octobre 1913, la revanche de notre héros national Hassen El Karrèche contre le tenant du titre de champion de Tunisie P/lourd, le franco-italien Lisca, a eu lieu au même endroit que le premier combat au Théâtre Echemmama, à l'avenue de Londres à Tunis. Des bookmakers de toutes les confessions Pour la 1ère fois en Tunisie, on vit l'émergence des paris «El Khtar» sur le combat en monnaie sonnante et trébuchante, «Flouss ettgarbâa». Des bookmakers de tous poils prolifèrent pour empocher le pactole… - Les Tunisiens misent sur leur idole et les coloniaux appuient — bien sûr — Lisca… Devenu phénomène de premier plan de l'actualité, ce combat fut évidemment monté en épingle par les médias et l'engouement collectif donna lieu à l'augmentation des prix des billets au triple. De 1 franc lors du 1er combat, le prix du billet d'entrée passa à 3 francs et quelques sous (sourdi), pour cette rencontre-revanche… - Autour de ce majestueux ring, les organisateurs ont réservé des fauteuils pour les journalistes. Parmi eux se trouvait un jeune tunisien travaillant comme reporter sportif pour le compte du journal français Auto. - Pour l'histoire, Ali Neffati, quatre jours avant cette soirée de gala, avait remporté le tour de Tunisie qui était sponsorisé par le journal Auto. Donc, il fut le seul témoin plausible de la rencontre Hassen El Karrèche-Lisca. Préparation intense pour les deux boxeurs Revenons à nos deux boxeurs. Deux semaines avant leur rencontre pour le match-revanche, Hassen El Karrèche est entré en stage de préparation à l'Islamia, et ce, dans la discrétion totale. Par contre, son adversaire a eu droit à tous les honneurs d'un champion ; son écurie l'a bloqué dans une caserne militaire. Il devait s'entraîner avec un boxeur de valeur, un militaire de carrière (certainement un légionnaire ?). Donc, pour Lisca c'était une occasion en or de trouver un challenger valable, lui permettant d'affiner sa technique contre Hassen El Karrèche. Pour l'histoire et pour vos archives : l'émergence du sport en Tunisie Pour l'occasion et pour l'histoire, il est à signaler de montrer, à travers l'exemple du football et de la boxe, l'émergence du phénomène du sport en Tunisie, non pas comme une technique ou comme une norme, mais comme une culture, une manifestation identitaire. Une étude effectuée par M. Habib Belaïd sur le sport et la société en Tunisie à l'époque coloniale, «étudiant les groupements sportifs européens et tunisiens, montre les modes de diffusion des sports modernes et leur pratique en société coloniale. La sociabilité sportive montre que le domaine sportif est, à la fois, un domaine partagé avec les groupements français de Tunisie, mais également un lieu d'exclusion ; cet aspect a contribué à la naissance d'un nationalisme sportif qui prendra des allures plus visibles après la Seconde Guerre mondiale». La revanche Et voilà que le jour «J» est venu. Le combat tant attendu va se dérouler. Ce soir-là, le directeur de la police, un certain Euzebio, a pris la parole pour annoncer devant le public : «A la moindre contestation d'une part ou de l'autre, le combat sera arrêté», dit-il. Les deux boxeurs sont sur le ring Dans le coin de Lisca, il y a son entraîneur William et son aide-entraîneur Mersan, ce dernier est un boxeur et un élève de Lisca. On trouve aussi Richard, un ex-adversaire de Lisca, venu spécialement pour l'encourager. En face, c'est le coin de Hassen El Karrèche, entouré de tout un staff. Il s'agit de son entraîneur et son aide Roby et Fredy, ce dernier, boxeur d'origine maltaise, et un certain Charbèje, un fan et un ami intime de Hassen El Karrèche. L'heure de vérité a sonné. La partie de boxe venait de commencer. Le programme du combat s'étalait sur 10 rounds. Dès le début de la rencontre, et malgré toute sa science, en dépit même de son intelligence et de son expérience, Lisca n'a pu réaliser son vœu le plus cher : celui d'être le premier à faire «tomber» Hassen El Karrèche. Lisca se fait marteler par son adversaire et à la 6e reprise, un premier crochet droit de Hassen El Karrèche jette Lisca pour la première fois au tapis. Toujours dans le 6e round et pour la seconde fois, Lisca se trouvait «éjecté» en dehors du ring suite cette fois à un direct du gauche. Ce devait être là le début du calvaire de Lisca. Le 9e round fut le dernier. Il devait constituer une simple formalité pour le champion qui, déchaîné et sentant la victoire toute proche, attaqua de plus belle. Une série meurtrière des deux mains, un dernier crochet droit plus fulgurant que les autres et Lisca, de nouveau à terre, ne put cette fois se relever… c'est l'abandon de Lisca avant la 10e reprise. Ali Neffati, le reporter sportif du journal Auto, commentait : «Ce combat (revanche), palpitant de bout en bout, laissa au cœur des Tunisiens l'impression profonde que Hassen El Karrèche était véritablement un grand champion à sa manière. C'est un encaisseur et un sévère démolisseur». (A suivre)