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Contre l'absolutisme du pouvoir et le conservatisme religieux Vient de paraître : Khéreddine Pacha, un esprit réformateur Actes du colloque de Beït El-Hikma
• Dans l'indigence intellectuelle du XIXe siècle, la culture du peuple est demeurée égale à elle-même : une culture religieuse, conservatrice et rétrograde. En homme d'Etat peu enclin à la rhétorique, Khéreddine Pacha s'est immanquablement essayé de restaurer la grandeur de l'Islam à travers toute la panoplie classique du savoir : le «naql» (dits d'autorité), le «aql» (raisonnement), le «iyan» (témoignage), un arsenal de lois nécessaire pour «l'qtibas» (emprunt à l'Europe). L'Académie Beït Al-Hikma vient de publier les actes du colloque organisé le 4 mai 2010 au cours d'une journée d'études consacrée à l'esprit réformateur du général Khéreddine Pacha, apôtre et promoteur de la modernité en Tunisie. De la province rebelle de Tunis à la Sublime Porte, ce mamelouk circassien du Caucase russe, arraché aux siens, vendu à Constantinople et ramené à Tunis, aura goûté à tous les honneurs de la gloire avant de sombrer dans l'anonymat et l'oubli. La prospérité l'a rattrapé et la Tunisie l'a rétabli dans toute sa grandeur. Chez ce réformateur, plus que chez tout autre, se confondent l'homme politique et le penseur, le leader et l'intellectuel. Il a vécu une époque de transition et, partant, de confrontation entre les idées et les doctrines. Et loin de se replier, il s'engage en groupant autour de sa personne la partie éclairée de l'intelligentsia tunisienne, et il trace un programme audacieux portant l'empreinte du modernisme et du progrès. Dans l'histoire de la Régence de Tunis précoloniale, l'année 1861 est marquée par la proclamation d'une Constitution moderne. Aussitôt après son entrée en vigueur, le 13 avril, des messages de félicitations à l'adresse de Sadok Pacha Bey affluent de plusieurs cours européennes. Le souverain husséinite, dans un élan de gratitude certes, mais sans doute aussi pour ne pas rater une si précieuse opportunité de se faire traiter en pair par des monarques d'une Europe civilisée, et marquer ainsi sa souveraineté contestée, s'empresse d'organiser une ambassade menée par Khéreddine Pacha pour faire parvenir aux rois et princes européens les expressions et signes de sa reconnaissance. Au contact de tous les Etats européens visités, marqués par les Lumières, ce mouvement philosophique qui domine le monde des idées en Europe depuis le XVIIIe siècle, et par la Révolution industrielle qui s'est accompagnée de la transformation du monde moderne par le développement du capitalisme, de la technique et, surtout, par la séparation du temporel et du spirituel, autrement dit par la diffusion de la laïcité, Khéreddine Pacha est parvenu à la conclusion que ce qui a ébranlé le monde intellectuel et spirituel de l'Islam et a provoqué en son sein un profond séisme tient en fait à l'amère certitude que les musulmans ne faisaient plus partie des grands de ce monde. Aussi évident que puisse paraître ce constat, il posait des problèmes religieux majeurs au XVe siècle, puis surtout au XIXe siècle. D'abord, l'alliance avec Dieu devenait problématique, puisque la promesse de donner aux musulmans la supériorité de par leur appartenance à l'Islam, jusqu'à «la fin des Temps» n'était plus attestée. «Vous êtes la meilleure nation» dit le Coran, Dieu a-t-il rompu l'alliance? Les musulmans ont-ils cessé d'être de bons musulmans? Cette situation nouvelle obligeait à accepter, pour sauver la magnificence divine, une forme de séparation du Temporel et du spirituel, comment continuer à croire que l'on détient la Vraie religion lorsqu'on est conscient de vivre une situation d'infériorité vis-à-vis des autres religions? La seule issue, toujours selon le promoteur de la modernité, était d'accepter une séparation des deux sphères, pour admettre sa supériorité dans le domaine du Temporel. C'est ainsi que Khéreddine écrivait‑: «J'insiste sur les conséquences spirituelles et intellectuelles de ce paradoxe. Dans cette perspective, je continue à défendre l'idée que l'Islam moderne est une spiritualité qui se situe irrémédiablement dans un processus de sécularisation». Or ce processus de sécularisation est battu en brèche par une floraison de confréries et de marabouts où sévissaient en toute impunité des charlatans, fort habiles quand il s'agit de s'enrouler la tête dans le turban des religieux pour exploiter la crédulité de la masse populaire. Cela se vérifie particulièrement en périodes de crises. Or ces périodes sont récurrentes; disettes, sécheresses, guerres civiles etc… De la façon la plus claire, Khéreddine Pacha a formulé le problème‑: «Si nous, musulmans, voulons rattraper notre retard et nous prémunir de l'hégémonie européenne, il n'y point de moyen que de nous inspirer de l'Europe elle-même et d'introduire en terre d'Islam les éléments qui ont fait sa puissance et sa postérité. Deux conditions sont alors nécessaires‑: combattre l'absolutisme du pouvoir et se libérer du conservatisme religieux». Les faits observés dans l'actualité tunisienne prouvent, 150 ans après que ce verdict ait été rendu, la justesse matérelle des thèses du réformateur que fut Khéreddine Pacha. —————— * Khéreddine Pacha un esprit réformateur» Actes du colloque par M. Haddad, M. Fendri et H. Timoumi-Beït Al Hikma, mai 2011