Par Abdelhamid GMATI La Tunisie, les Tunisiens, nous tous vivons une époque bénie. Du jamais ou, du moins, du rarement vu. Nous avons, nous dit-on, plus de 80 partis politiques, tous légalement agréés et jouissant de tous leurs droits, selon la législation en vigueur. On parle moins de leurs devoirs et obligations; mais étant en période de révolution, on revendique plus qu'on ne propose. Cela veut dire que ces «plus que 80 partis» sont des partis d'opposition. Mais la question est : ils s'opposent à qui et à quoi ? Il n'y a aucun parti au pouvoir, le gouvernement n'est que transitoire et provisoire, y compris le président de la République qui est aussi transitoire et provisoire. D'ailleurs, tous ne ratent aucune occasion pour nous le rappeler et de dénoncer «l'illégitimité» de ce gouvernement dès qu'il bouge dans un sens qu'on ne veut pas. Formidable. Nous écrivons l'Histoire; non seulement la nôtre mais, probablement aussi, celle du monde. Des opposants tous azimuts. Un rêve ! Faute d'adversaire classique, c'est-à-dire au pouvoir, on s'oppose à tout. Vive l'opposition. Et on peut sans problème mettre en pratique notre adage, bien de chez nous : «Kelmet la ma tjib bla» (grossièrement traduit : «dire non, ne peut nuire»). En plein dans le «non-non», qui prend la relève du «oui-oui», pratiqué par tous, avant le 14 janvier. La beauté du «non» est incommensurable. Quand on était gosses, il fallait assumer son «non» aux ordres de papa. La réponse était soit une fessée, soit une privation. Les plus téméraires, ou les plus inconscients le faisaient…pour le regretter après et demander pardon à papa, parfois par l'intermédiaire de maman, plus complaisante. A l'école, à la fac, il fallait aussi assumer que le «non» était téméraire et avait un prix. Dans la vie d'adulte, au travail ou dans sa qualité de citoyen, le «non» devenait «suicidaire» et on le payait cher, au prix d'une promotion, d'un avancement, de sa liberté, de dénonciation, de condamnation, d'arbitraire, d'emprisonnement, de torture, de destruction familiale, d'avilissement, d'exil, de bannissement, de fuite… Il fallait du courage, de la témérité ou de l'inconscience. Tous, la majorité, ne pouvaient le faire à cause de la faiblesse (matérielle, physique ou morale), la peur, les gosses, la famille, l'inconnu, l'absence de motivation, ou tout simplement par lâcheté, opportunisme et arrivisme. Terrible le «non» dans les conditions de népotisme, de dictature, de dénonciation, d'Etat policier… La révolution semble avoir réhabilité le «non». Et tous le pratiquent et s'y complaisent. Philosophiquement, c'est beau, exaltant. Et pratiquement, on le pratique. D'abord, on dit «non» au chômage. Normal, c'est la cause même de la révolution. Et pour l'exprimer, on fait des sit-in, des occupations de terrains mettant d'autres au chômage (même le gouvernement, et les responsables régionaux obligés d'aller aux pâquerettes avec les sit-in de la Kasbah et dans les gouvernorats). Ceux qui travaillent disent non à leurs conditions de travail et se mettent au chômage, en incendiant leurs entreprises ou en «dégageant» leurs patrons. Les partis politiques disent «non» à tout ce qui se fait et se battent entre eux, se lançant des accusations de toutes sortes. On dénonce les forces de sécurité, les anciens du RCD, les futurs d'on ne sait trop quoi («ils sont forcément coupables parce qu'ils ne sont pas avec nous»), les «contre-révolutionnaires» (tout le monde et personne). Même certains journalistes, que l'on aurait cru plus au fait des choses, se mettent de la partie des dénonciations et font des sit-in, surtout ceux qui étaient aux ordres. Bref, tout le monde est contre tout le monde. Les hommes d'affaires, même les citoyens lambda sont suspects. On est tellement opposants à tout le monde qu'on craint d'être opposants à nous-mêmes. D'ailleurs, c'est ce que nous faisons. Et aujourd'hui, la mode en Tunisie veut que tous soient victimes et innocents et tous opposants. Le problème est : opposants à qui? A nous-mêmes ? Prenons des miroirs et pensons un peu au pays et à l'avenir.