• Des relations houleuses qui semblent devenir parfois passionnelles, du moins du côté du «guide» «Toz ef Amrica» (au diable l'Amérique-les USA). Kadhafi a plusieurs fois lancé ce bras d'honneur à la face des Etats-Unis, avec constance et en signant et ce dès le début des années 1970 et jusqu'en 2003, année au cours de laquelle il a opté pour la politique de la serpillière avec Washington pour sauver sa tête après l'invasion de l'Irak. «Toz ef Amrica», bravade du jeune officier libyen qui s'est autoproclamé sauveteur de l'humanité puis plus tard unificateur de l'Afrique après avoir abandonné ses rêves de se voir le héros de l'unification du monde arabe, et à laquelle les Etats-Unis répondaient chaque fois par de petites «gifles» parfois musclées et douloureuses. Jeudi dernier, la gifle a été fatale. Washington a en effet officiellement reconnu le Conseil national de transition (CNT) des rebelles, seul et légitime représentant du peuple libyen, balayant d'une chiquenaude Kadhafi et son régime et avec lui près de 40 ans de haine mutuelle. 16 décembre 1972 à Tunis, Kadhafi en uniforme s'adresse dans la salle du Palmarium à un public tunisien composé de politiques, d'intellectuels, d'étudiants. Il expose ses idées portées par un panarabisme sans fard, perpétuant ainsi le souffle de Nasser, le raïs égyptien disparu en 1970. Bon nombre d'entre nous se rappellent ce discours retransmis à la télé et au cours duquel Kadhafi avait lancé son fameux : «Cette Amérique qui n'arrête pas de nous défier, eh bien nous de notre côté nous la défions!». Ce qui a entre autres décidé le président Bourguiba d'accourir accorder, séance tenante, le violon du bouillant chef de «la révolution» du 1er-Septembre et mettre un bémol à ses propos en lui faisant savoir qu'il n'a pas les moyens de défier les Etats-Unis et qu'il doit abandonner ses chimères et relire la fable de la grenouille qui voulait devenir bœuf. Une fascination sans doute inconsciente Nous avons pu voir après coup Kadhafi esquisser un faux sourire, feignant d'avoir accepté de bon cœur la remarque comme un élève qui prendrait avec esprit sportif les remontrances de son prof. Défier les Etats-Unis et l'Occident d'une façon générale sera pourtant son leitmotiv, en soutenant tous les mouvements «révolutionnaires» de l'époque. Il en faisait une fixation comme si au fond de lui-même, il avait une admiration sans limites pour la superpuissance et voulait s'identifier à elle. Son défi pour le géant serait en quelque sorte une preuve de son existence et aussi une quête insatiable de légitimité, lui qui a participé à un coup d'Etat presque banal dans un pays sous-développé, pour ne pas dire insignifiant à l'époque au sein de la communauté internationale. «La Tunisie ne peut pas dire ‘‘Toz ef Amrica''. Elle a peur des Etats-Unis. Elle ne possède pas une armée comme la VIe flotte qui pourrait l'occuper facilement (…) Ce n'est pas comme Kadhafi qui possède du pétrole et qui dit ‘‘Toz ef Amrica''». Encore une fois à Tunis et dix ans après le fameux discours du Palmarium, Kadhafi explique aux Tunisiens et à travers leurs médias, à l'opinion publique internationale qu'il défie Washington et surtout pourquoi il le fait (Tunis - 24 février 1982 - Débat de Kadhafi avec les intellectuels tunisiens). Car pour lui, les Etats-Unis sont la forteresse du capitalisme et de l'impéralisme dans le monde et le protecteur indéfectible de l'ennemi sioniste. «(…) La force militaire arabe n'est pas inférieure à celle d'Israël ou des Etats-Unis… Mais ces derniers nous ont psychologiquement asservis sans vraiment nous livrer combat. Le soldat américain est lâche et nous ne le craignons pas. Nous sommes même prêts à tout moment à affronter la flotte américaine dans le golfe de Syrte. Les Etats-Unis sont une superpuissance et malgré cela nous ne la craignons pas. Nous ne craignons que Dieu». Kadhafi était visiblement électrifié par les événements ayant eu lieu il y a quelques mois avant son discours de Tunis. Evénements au cours desquels il a eu maille à partir avec Washington. Cela avait dégénéré en des accrochages réels et du sang de part et d'autre. L'escalade Il faut dire que l'activisme du colonel et le soutien tapageur à tous les mouvements révolutionnaires à ses yeux, terroristes aux yeux de l'Occident, avaient fini par le transformer en ennemi déclaré de Washington qui avait ajouté la Libye en 1979 à la liste des «Etats soutenant le terrorisme». Ce à quoi les comités révolutionnaires libyens avaient répondu en attaquant et en incendiant le 2 décembre 1979 l'ambassade américaine à Tripoli. Cela a eu pour entre autres conséquences la rupture, quelques mois plus tard, des relations diplomatiques entre les deux pays. Il faudrait rappeler ici que les Etats-Unis avaient plusieurs bases militaires en Libye à partir de 1954. En accédant au pouvoir, Kadhafi respecta les accords conclus avec Washington mais ne fit rien pour les reconduire en 1970, date à laquelle ils prenaient fin. Mieux encore, il commanda à la France en mars de la même année 110 avions de chasse «Mirage». Contrat juteux qui avait valu à Pompidou, le président français, d'être hué à Chicago par près de 10.000 manifestants pro-sionistes lors de sa visite aux Etats-Unis quelques semaines plus tard. Décidé à se défaire du diktat des grandes compagnies pétrolières, Kadhafi rompit avec elles d'un seul coup le 13 mars 1971 et pour redéfinir les modalités des contrats avec 22 sociétés deux semaines plus tard. Une attitude presque constante chez Kadhafi qui a toujours misé sur le fait que les puissances occidentales et autres possèdent des intérêts non régligeables dans son pays. Idem pour les pays qui profitent de l'aide libyenne ou bien exportent de la main-d'œuvre dans le pays de la «3e voie» dont le slogan est «associés et non salariés». Refus de Camp David Autocratique et égocentrique, «le guide» s'est rapidement fait beaucoup d'ennemis parmi ses concitoyens, y compris parmi ses compagnons d'armes écartés un à un selon plusieurs méthodes, y compris celles à caractère radical et définitif. Ses ressentiments envers l'Occident qui hébergeait ses «ennemis», il les traduisait donc en soutien aux groupes «révolutionnaires» en Occident. D'où son comportement de trublion et sa qualification de «chien enragé» par les Américains. Sa position vis-à-vis des Etats-Unis devint ouvertement hostile lorsqu'il forma avec l'Irak, l'Algérie, le Soudan, le Yémen le front du refus contre les accords de Camp David (septembre 1978) et devint ainsi l'homme à abattre. C'est donc gonflé à bloc par ses positions anti-américaines caractérisées qu'il exprima son mécontentement à propos de l'existence de la VIe flotte américaine en Méditerranée et déclara le golfe de Syrte «mer intérieure». Washington n'apprécia pas cette décision (elle ne reconnaissait que la bande sur les 3.000 marins d'eaux territoriales). Le 19 août 1981, au cours de manœuvres de la VIe flotte dotée du porte-avions «Nimitz», un accrochage aérien entre l'US Air Force et l'aviation libyenne eut lieu. Résultat : deux MIG libyens sont abattus et un chasseur américain connut le même sort. Les relations entre Tripoli et Washington entrèrent droit dans le mur. «La VIe flotte représente la dixième croisade mais sous un nouveau visage. Elle vient défier la nation arabe et musulmane et semer la zizanie entre des pays frères», dira plus tard Kadhafi. Celui-ci n'avait pas du tout accepté la provocation américaine ni même la position des masses arabes qui ne l'avaient pas soutenu car il s'attendait à ce que les peuples arabes sortissent le soutenir massivement dans la rue. (A suivre)