Par Bady Ben Naceur Avant de quitter Marseille et ses vastes chantiers pour 2013 — et avec le peu de temps de vacuité qu'il me restait — , j'ai eu un désir violent d'aller au centre de la Vieille Charité pour voir l'exposition «L'orientalisme en Europe : de Delacroix à Matisse». 120 œuvres entre peintures et sculptures, une mostra ambitieuse toute vouée à l'épopée orientaliste. D'abord française (Delacroix, Chasseriau, Fromentin, Gérôme…) puis, de salle en salle — parcours du combattant pour ma jambe qui me tiraillait —, les peintres européens réunis (italiens, espagnols, allemands et anglais) qui mettent en évidence l'ampleur du phénomène, la fascination pour l'Orient. Un Orient qui traverse l'histoire de l'art occidental de bout en bout et qui connaît un essor tout particulier au XIXe siècle. Oui, désir violent d'en voir les originaux confinés dans divers musées de l'Europe : le Louvre mais aussi des musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles et de la Kunsthalle des Hypo-Kulturstiftung de Munich… c'est cela que tout un chacun désire réaliser — comme d'aller à la Mecque — au moins une fois dans sa vie. Dans les salles, la visite se fait au coude à coude et les visiteurs sont venus parfois de loin : des Amériques et même du Japon pour qui l'art, après le dernier tremblement de terre et le tsunami dévastateur, est un véritable baume pour le cœur et l'esprit. Contempler, se retrouver dans la texture de l'œuvre d'art avec la brusque saisie de l'œil, effleurer le génie du peintre ou du sculpteur, voilà ce que c'est que la magie, voilà ce qu'est l'alchimie, cette traversée de l'image qui nous ramène au sens primordial de l'humain. C'est comme s'il nous était donné de voir, en même temps, la naissance et l'extinction d'une étoile. Ou, plutôt, lorsque je me suis retrouvé, au bout de quelques heures, dehors dans le déambulatoire de la Vieille Charité, d'avoir eu la joie unique et éphémère d'avoir contemplé une étoile filante aussitôt éclipsée dans l'univers galactique. Ce sont les artistes, finalement, qui auront été à l'origine de l'expansion coloniale européenne‑: les vues d'Egypte furent les premiers actes de la légende napoléonienne, les premiers jalons d'une nouvelle découverte du monde oriental. Victor Hugo disait, à ce sujet‑: «Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste». Du déclin de l'Empire ottoman se nourrit alors l'implantation des puisances européennes. «Ouvrez les yeux, apprenez à voir», disaient les nouveaux puissants à leur cohorte d'artistes. L'Afrique du Nord allait leur ouvrir un monde qui restait jusque-là inaccessible. Le voyage de Delacroix au Maroc et en Algérie (1832). Nous voici dans les liens de l'exaltation des sens (les harems et autres fantasmes), les couleurs de la vie vues sous un autre angle. D'une génération à l'autre, les peintres (surtout) seront de plus en plus nombreux à faire le voyage vers ce bord-ci de la Méditerranée, comme en Tunisie, depuis 1914, ces grandes figures de la modernité (de la modernité européenne)‑: Kandinsky, Roubtzoff, Klee, Matisse, Marquet et jusqu'aux derniers que nous avons eu la chance de rencontrer de leur vivant : Boucherle, Berjole, Corpora... qui furent pour quelque chose dans la naissance de l'Ecole de Tunis puis des groupes qui leur succédèrent jusqu'à ce jour... Mais où sont donc passés nos artistes qui, eux, ont dû d'abord mimer puis se mettre à créer parfois de rien, puis des sources de leur propre patrimoine? Depuis un demi-siècle ne déborde aucun son de cloche de leur part, aucune visibilité de leurs œuvres, aucun musée d'ailleurs! C'est par miracle qu'ils existent encore dans notre mémoire. Désir violent, maintenant que je suis dans l'avion, de (re)voir les originaux des artistes de mon pays, coûte que coûte...