Par Soufiane Ben Farhat Le Français Stéphane Hessel était loin de se douter de l'éclatante propagation de son essai d'une vingtaine de pages. L'automne 2010, il avait fait, à 93 ans, une espèce de confession intitulée "Indignez-vous !". Un regard lucide sur une époque désemparée. Il a bien préconisé que le sentiment de révolte devant les injustices doive amener à une "insurrection pacifique". Mais il était loin de s'imaginer que le mouvement des Indignés gagne l'Espagne, la Grèce, et menace de se propager ailleurs en Europe. Propos prémonitoires : "Les raisons de s'indigner peuvent paraître aujourd'hui moins nettes, ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n'est pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous gouvernent. Nous n'avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C'est un vaste monde, dont nous sentons bien qu'il est interdépendant." Le monde est étrangement soumis à des espèces de sollicitations par l'absurde. La réalité triviale, terre-à-terre, prosaïque, suscite des levées de boucliers inattendues. En fait, l'humanité touche le fond, mais ne sombre pas. Les hommes sont ainsi faits. Ils ne sont jamais assez jaloux de leur humanité que lorsqu'ils faillent la perdre. La crise est un cruel rouleau compresseur. Certains pays en sont atteints de plein fouet, d'autres par ricochet. Des pays européens n'en finissent pas d'en pâtir. Douloureusement. Le chômage frappe plus de 40% de jeunes en Espagne. Au Portugal et en Grèce — mais aussi en Italie et en France — la paupérisation plonge des populations entières dans la précarité. Elles subissent la fragilisation sociale, voire l'exclusion sans appel. Des gouvernements en sont réduits à décréter l'austérité en bonne et due forme. Aux dépens, risques et périls de populations déjà exsangues. Les gens sont désespérés. Il leur semble être dans la posture du mort détroussé par un affamé. Ils n'y peuvent guère. Alors il reste l'indignation. Le ras le bol, l'expression de la colère face à l'injustice. L'homme a une soif inextinguible de justice. Parfois, il ne lui reste que ses yeux pour pleurer et sa voix pour protester. Cela suffit pour mettre à nu la misère des jours. Et puis, les mouvements protestataires au nord de la Méditerranée ont tôt fait de trouver leur modèle au Sud. La Tunisie puis l'Egypte ont balisé la voie de la révolution pour la dignité, la liberté, les droits humains. Le flux libertaire se joue du développement inégal, initie des intervalles ouverts de dimension planétaire là où on s'y attendait le moins, inverse les rôles. Le cri de Stéphane Hessel porte en Europe du Sud. La flamme partie de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Thala et des solitudes des hauts plateaux tunisiens est universelle. Universaliste, universalisante. Baptisée hâtivement en Europe révolution du jasmin, la révolution tunisienne est plutôt, et surtout, celle de la dignité. Les gens y sont arrivés instinctivement. Nul parti, programme, ou quelque personnalité charismatique n'y a présidé. Le besoin de libération a été corollaire de la mise en pièces du régime et de ses appareils. Du coup, la pulsion de la reconquête de la dignité spoliée a fait feu de tout bois. C'est devenu, plus qu'un prêche dans le désert, un principe universel à l'ordre du jour. La mondialisation, on le sait, a quelques effets éminemment pervers. Elle crée toutefois des dynamiques de groupe de dimension universelle. Le mouvement altermondialiste en fut un support essentiel. Avant de dégager depuis peu des signaux d'essoufflement. L'enceinte populaire tunisienne ne s'y est pas trompée. Elle a signifié à la face du monde entier la perversité de ceux qui se sont contentés de baisser les bras. Désormais, partout dans le monde, la révolution est un choix à l'ordre du jour. Que dis-je, elle est le choix.