Par Abdelhamid Gmati Le peuple tunisien s'est libéré depuis plus de cinq mois et demi ; c'est du moins ce qu'on a cru, ce qu'on a espéré. On a même pensé que le peuple sera souverain. L'est-il réellement ? L'après-14 janvier s'avère plus difficile, plus périlleux que pensé. Les problèmes cruciaux n'ont pas été résolus et le peuple attend, avec une impatience qu'il manifeste sporadiquement. Quelques questions d'ordre politique, certes importantes, ont été résolues et on susurre d'attendre les élections et la Constituante comme une panacée. Les espoirs des premières semaines se sont estompés, l'euphorie s'est apaisée et on se retrouve sur terre. Les réactions sont diverses, parfois intéressantes, amusantes, loufoques, parfois regrettables et inquiétantes. Comme ce convoyeur du sud tunisien qui estime que «nous le peuple, nous sommes des travailleurs, des chômeurs, des paysans, des dévots, des musulmans pratiquants, des musulmans modérément pratiquants, même des intégristes, des soulards, des drogués, des fumeurs de narguilé, des buveurs de thé, des adeptes de café, des espérantistes, des clubistes, des étoilistes, des CSsfaxistes, des bizertistes, des gafsistes, des kairouanistes, des kasserinistes, nous sommes tout cela et plus. Et je me dis : je fume des cigarettes américaines qui coûtent très cher mais j'ai honte d'acheter des hallouzis bien qu'elles soient beaucoup moins cher… Et on attend. Et je me dis (en citant je ne sais quel écrivain) : «La démocratie est un danger pour les partis progressistes et pour les partis de droite…» Un jeune homme de Kasserine, chômeur de son état, pense qu'il irait «voter pour le diable pourvu qu'il me vienne en aide». Dans la ville, on craint d'être oubliés‑: «La ville a été l'étincelle de la révolution mais rien n'a changé ici.» Les revendications sont exprimées dans la rue, les cafés, à travers la petite radio locale et sur les murs où on peut lire : «Emploi ou nouvelle révolution». Un autre jeune homme est allé au ministère de la Culture demander une carte de «cinéaste professionnel». On lui explique que cette carte est décernée justement à des cinéastes professionnels, et selon certaines conditions, entre autres avoir réalisé, au moins, un film. «Mais j'ai fait un film», rétorque-t-il. «Où est- il ce film ? Quelqu'un l'a vu ? Vous l'avez présenté ? Comment et quand l'avez vous tourné ?». Le jeune ne perd pas le nord : «Je l'ai tourné durant les premiers jours de la révolution, sur mon portable et je l'ai là sur un CD. Et puis je suis de Sidi Bouzid. Voulez-vous le voir ?» Un jeune qui ne doute de rien. Comme celui qui affirme «être un martyr vivant». Une dame d'un certain âge, chômeuse, bénéficiait des aides de l'Etat et parvenait à vivoter. Depuis le 14 janvier, elle a perdu tout cela et se retrouve sans ressources elle peut au moins, sans crainte, exprimer son ressentiment :«C'est quoi la révolution? Chaque fois, depuis l'indépendance du pays, on nous promet monts et merveilles, le travail, l'argent, le bonheur! Et on nous demande d'applaudir, de répéter «vive le président» , de voter pour telle ou telle personne». Une autre se demande s'il ne serait pas approprié d'avoir «un président analphabète» ; selon elle, les deux autres avaient fréquenté l'école et cela a donné des dictateurs «détachés du peuple». Mais il y a plus inquiétant. Un journaliste s'en va effectuer un reportage sur la cité Ettadhamen et ses environs dont les 600.000 habitants croulent sous les ordures, les camions de la municipalité ayant été brûlés et fortement endommagés. Il faut chaque jour ramasser 200 tonnes de déchets mais, faute de moyens, on n'en évacue que 120 tonnes. Le journaliste publie son reportage avec une belle photo de l'amas d'ordures. Le jour même, il reçoit la visite d'un membre de la municipalité qui n'hésite pas à le menacer. Une attitude qui était habituelle avant et qui valait souvent des représailles. Son visiteur s'avère être, aussi, membre du conseil de défense de la révolution. Ces conseils, autoproclamés, illégaux et sans légitimité, sont de plus en plus dénoncés à travers le pays car ils se comportent exactement comme les anciens comités de coordination de l'ex-parti au pouvoir, s'immisçant partout, énonçant leurs diktats même aux gouverneurs et aux autorités locales. La Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique dont la constitution a été plusieurs fois discutée et remise en question, a fait l'objet d'un large consensus réunissant plusieurs partis, courants politiques, associations, syndicat et personnalités indépendantes, a accompli un grand travail et adopté plusieurs dispositions menant aux élections de la Constituante. Elle vient d'adopter, à la majorité, le projet du Pacte républicain. C'est probablement ce projet qu'il craignait, qui a fait que le parti Ennahdha a décidé de quitter l'Instance sous des prétextes bien faiblards. Faut-il que l'Instance accepte les «principes» et les croyances pour être agréée ? Sinon elle est dénoncée. Ce système de la «chaise vide» semble être une «marque de fabrique» des islamistes : dès qu'un débat ne va pas dans leur sens et n'obéit pas à leurs diktats, ils s'éclipsent en jouant aux victimes ; Hassen Ghodhbani, un intégriste notoire, parmi les fondateurs du Mouvement de la Tendance islamique dans les années 70, s'est retiré avec éclat d'un débat organisé par une chaîne de télé tunisienne parce que cela n'obéissait pas à ses opinions. Un peu comme les mauvais joueurs de notre enfance qui ramassaient le ballon, selon le diktat «je joue ou j'empêche la partie» (Nalêb wella nharrem). Mais là l'Instance n'a pas cédé au chantage et a continué son travail. Et il semble que les représentants du Congrès pour la république CPR ont calqué leur position sur celle d'Ennahdha. Un autre parti, le PDP, qui avait quitté l'Instance à cause des discussions, entre autres, sur le statut des partis politiques et leur financement, a finalement réintégré et retrouvé sa place ; un beau geste de responsabilité et de respect de la démocratie. Le consensus c'est beau, mais les élections c'est mieux et plus démocratique. Le leader d'Ennahdha a déclaré lors d'un meeting de son parti: «Depuis la révolution, le taux de suicide est à minima, les consultations psychiatriques sont réduites à leur plus simple expression avec des psychiatres menaçant de mettre la clé sous la porte, les accidents de la voie publique ont sensiblement diminué, tout le pays est devenu vert…» En réalité, les chiffres officiels nous révèlent : 111 cas de suicide (dont 80 hommes et 31 femmes. 58 des cas des suicidés sont entre 15 et 25 ans) ; - le nombre de victimes des accidents de la circulation a grimpé de 29,27% en mai 2011 par rapport à mai 2010 et une augmentation de 4,7% du nombre de décès causés par ce genre d'accidents en comparaison de la même période de l'année 2010 ;- un groupe de psychiatres tunisiens, réuni sous l'égide de l'Association tunisienne des psychiatres d'exercice privé (Atpep) souligne que «dans ce processus de démocratisation, les jeunes sont une population exposée, car la destruction des symboles de la loi sociale peut fragiliser leur personnalité et leur maturation». Ce doit être cela le «parler vrai» des nahdhaouis. Autre démonstration du respect de la liberté de pensée et de parole des islamistes : ramasser sur Internet un million de crachats à l'intention de la réalisatrice Nadia El Feni pour son film projeté au cinéma AfricArt. Cela nous rappelle l'histoire de «l'âne de Jha» : un grand champ de blé au meilleur de son rendement ; les paysans se réjouissent de la récolte exceptionnelle. Le matin en allant admirer leur prochaine moisson, ils découvrent un champ dévasté, la moitée mangée, le reste piétiné. Un âne gambade et continue de brouter et un autre est attaché. Furieux, ils s'arment de bâtons et s'en vont punir le fautif. Survient Jha, qui, lui, s'en va battre l'âne attaché. Etonnés, les paysans lui disent : «Mais Jha, que fais-tu ? Cet âne-là est attaché, il est innocent». Froidement, Jha répond: «Oui mais, lorsqu'il sera détaché, il fera pire que son frère». Cela nous rappelle ce que disait dernièrement M. Béji Caïd Essebsi : «A ce train-là, la rupture se fera avec l'avenir et non avec le passé».