Par Yassine ESSID Sur toute la largeur du flanc du bus à impériale londonien s'étale une affiche publicitaire vantant les vacances en Tunisie. Sur la photo, une jeune femme, presqu'endormie, est étendue sur le ventre dans la pénombre de la chambre, le corps livré à la toute-puissance d'une main experte qui semble caresser plutôt que masser les points de tension de ses muscles trapèzes, sans douleur et sans violence. Un rai de soleil filtre à travers les persiennes closes imprimant sur la surface de sa peau cuivrée un damier lumineux. S'arrêtant à la cambrure de ses reins et cachant judicieusement le bas du dos, un message à l'adresse du public énonce dans une typographie d'une banale neutralité : «On dit qu'en Tunisie certains font l'objet d'un traitement sévère», une allusion, en mode buzz marketing, à un usage courant auquel, semble-t-il, la révolution aurait mis fin. Osons une brève interprétation de cette affiche à travers à la fois le message et la métaphore que suggère l'image. Supposons que je sois un Londonien qui voit passer le bus et qui n'ait pas eu le temps de lire le texte. A une lecture rapide de la photo, je ne perçois qu'une scène banale, suggérant, à la limite, l'effet apaisant d'une crème, sans plus. Si le texte n'est pas lu, la photo perd ainsi son sens. Si le texte est lu après la contemplation de la photo, le lecteur aura du mal à percevoir le rapport avec la Tunisie. II retourne alors à l'image et, en cherchant bien, découvre effectivement un lien entre la torture, qui pour lui serait encore un attribut de notre pays, et la main qui étreint. Dans la séquence texte-image, le sens apparaît ainsi clairement et sans effort. En revanche, dans la séquence image-texte, le message tente de prendre en charge l'image, de l'élucider au maximum tant sur le plan de sa structure formelle que sur celui de sa signification. Mais cet effort pour dominer la non-signification apparente de l'image détruit l'efficacité commerciale du message, car l'image doit être redondante par rapport au texte. Ainsi le sens de l'affiche varie selon la séquence de perception et, dans tous les cas de figure, le résultat s'avère contreproductif. On voit bien ici que l'interférence entre les deux niveaux d'interprétation crée un message ambigu : à la fois absurde dans sa forme immédiate tout en désirant transmettre l'idée d'une réputation non fondée. C'est ce à quoi renvoie cet «on dit», frontière imprécise entre la rumeur, le bruit qui court, la fausseté de l'information répandue, les échos que l'on propage ou que l'on dément et l'authenticité des faits. La torture existe-t-elle en Tunisie ? Relève-t-elle d'un simple racontar ou est-elle encore admise et pratiquée? En utilisant un stéréotype négatif lié aux pays du sud, qui évoque une réalité qui ne fait pas rêver, les concepteurs publicitaires ont orienté le récepteur de l'image vers une signification imprécise rendant de ce fait l'image peu claire et polysémique. Car à peine le message saisi, que déjà une virtualité discriminatoire se met en œuvre, court sans vergogne : ces pays du soleil et de sable fin ne sont-ils pas ceux-là mêmes où se pratique encore la torture, espaces de non-civilisation et de la violation des droits de l'homme ? C'est alors qu'on vient remplacer par l'image ce «on dit», avant que ces paroles, qui s'échangent sans cesse dans le foisonnement de la banalité des relations humaines, ne viennent à prendre une consistance publique et politique. Dans ce curieux message destiné à promouvoir le tourisme tunisien, tout est dans l'ambivalence et dans l'ambigüité entre la torture et le massage, entre l'art de vivre, de se laisser aller au plaisir de la détente et de l'abandon et l'art de faire mourir par l'injustice d'un Etat dévoreur des siens. Le point commun et paradoxal de ces finalités est que tortionnaire et masseur sont des exécutants, l'un pour tonifier l'autre pour sévir: tabassage, privation de nourriture et de liberté, supplice de la baignoire et autres tourments physiques pour le premier, pincement, étirement, pétrissage, tapotement et autres techniques de relaxation pour le second. Tout est aussi dans l'équivoque entre ce «on dit», qui traduit la croyance populaire ou la légende, et ce qui existe réellement. Entre la réalité vécue, certaine, tangible et les allégations, le prêt-à-penser simplificateur et les croyances populaires qui laissent supposer, par exemple, que les garçons sont meilleurs en maths que les filles, que d'étranges phénomènes ont lieu les nuits de pleine lune ou que l'on devient plus conservateur avec l'âge. En somme des jugements à l'emporte-pièce qui s'avèrent presque toujours erronées. Mais, le problème avec les croyances populaires est qu'elles se réfèrent toujours à un substrat culturel, à des pratiques ancestrales, à une représentation collective. Les sévices corporels feraient-ils alors partie de notre réalité autochtone ? Ce message ferait-il référence à notre patrimoine culturel, décrivant un rituel dont on pourrait tirer partie, et qui irait jusqu'à forger l'esprit même de la nation et façonner le raisonnement de son peuple ? Cette publicité stupide et surtout indécente, met en scène une forme de torture tout en la niant. Elle est l'anti-massage par excellence. En passant de l'image au texte, la perception de la main qui caresse produit alors l'impression de la main qui frappe, arme et confisque la liberté. Elle participe à une déstructuration des repères en matière de respect de la dignité humaine, témoigne enfin d'un manque de responsabilité sociale et de respect à la mémoire des victimes de tels supplices. Dans une société hyper-médiatisée comme la nôtre, il devient capital de se faire remarquer pour vendre. Parmi les stratégies pour y parvenir, il y a le recours fréquent à la provocation à des fins strictement publicitaires et lucratives en choquant volontairement, en violant quelques tabous ou en profanant quelques principes sacrés dans le seul but d'attirer l'attention. D'ailleurs dans le registre de la barbarie, l'auteure de l'affiche n'innove guère ayant été précédée dans ce domaine par d'autres marques qui ont fait du principe de la torture le thème même de leur campagne, comme la lessive Ariel qui «met fin à la torture de vos vêtements» où l'on voit des vêtements victimes de sévices corporels. Cet appel lancé au public londonien est axé sur la relation torture-massage traduite grâce à l'interférence réciproque entre messages linguistique et iconique. Ainsi, de l'image au message, on ne peut pas s'empêcher de faire le lien avec la torture, c'est d'ailleurs le but du jeu qui se veut racoleur. Tout créateur publicitaire, dans le domaine de l'image, se trouve devant ce problème pour lui essentiel : il doit être original et en même temps, et peut-être surtout, efficace. Cette campagne, conduite par l'Etat tunisien à grands frais, cible le public anglais. C'est dans cette optique que fut conçue cette affiche par Syrine Cherif, directrice de Memac Ogilvy, et qui met en jeu une vision du monde, celle qui organise la société britannique, la première démocratie parlementaire du monde. C'est ce qui fait justement que le mécanisme rhétorique de cette affiche, à savoir la similitude de forme, dissimule en fait une différence de fonction. Cette main qui caresse, pourtant semblable à mille autres mains, n'a pas la même fonction partout, elle ne caresse pas, elle punit.