Il est un mot qui a eu une portée incalculable au départ, le mot et l'impératif «dégage». On peut situer ce mot au sommet d'une échelle d'hostilité, de rejet. Mais où l'avait-on le plus entendu? Plutôt dans les classes, quand le prof, à bout de mise en garde et de remède, chassait le fautif, l'insolent, le perturbateur d'un «dégage» définitif! Entre amis, non, on ne l'employait pas, ni en famille, pas plus qu'en politique où on se taisait même au-delà de ce qui était imposé. Jamais on n'avait disposé librement des mots de critique, protestation, a fortiori de mots de rejet. A peine quelques justifications murmurées quand on était accusé, le plus souvent sur la défensive. Donc, ce mot opère un renversement absolu puisqu'il fait partir l'oppresseur ayant opéré de longues années, au moins 20 années… C'est un performatif : il fait l'acte qu'il prononce comme «je déclare la séance ouverte», comme «tu es licencié»; c'est un cas très restrictif mais performant, un acte de pouvoir, un pouvoir qui devient absolu, qui régente et condamne, le plus souvent. Et c'est séparateur de façon irrévocable, ce mot «dégage», quel vocable terrible ! L'interpellé ne peut même pas réagir. Il doit «s'exécuter» comme on dit. Certainement — quel que soit le personnage visé, quelle que soit l'ampleur de la faute —, c'est déstabilisant, surtout après un règne sans partage, une autorité exercée sans nuance. Il faut reconnaître qu'on a été stupéfait de voir les pancartes portant ce seul verbe, cet impératif catégorique auquel il n'y avait pas ou plus d'alternative. C'est un mot de rejet total; à la personne visée est dénié le droit de répondre, de se justifier, d'argumenter. Il révèle, l'emploi de ce mot, une atteinte de l'extrême limite, une exaspération doublée d'une autorité, alors que la veille, jusqu'à la veille, pour beaucoup, c'était la peur et le tremblement. C'était l'apparence de la résignation et de la passivité, du renoncement : à quoi bon? Où cela mènerait-il de résister? Ils étaient trop forts… Souvent, la valeur d'une parole ne se révèle pas quand elle est prononcée. C'est «après-coup» que l'étonnement est grand d'avoir osé aller si loin. Et comment avons-nous pu supporter tant d'avanies, d'atteintes à la dignité pendant ces vingt-trois lourdes années de plomb, oui les «années de plomb» de la Tunisie? Et comment le couvercle de la marmite a-t-il cédé, comment le ciment sur ces bouches a-t-il craqué? Chercher la réponse, c'est à la fois comprendre et décider de l'orientation à prendre. Ajoutons que le vocable «dégage» a eu une portée historique, il ne faudra plus l'employer inopinément. Il perdrait sa force et sa portée.