Par Yassine ESSID Un auditeur infortuné, intervenant sur les ondes d'une radio privée, se demandait si par hasard les médias, qui se vantent d'être un quatrième pouvoir, ne pourraient pas intervenir pour diminuer le montant de sa facture d'électricité. Cette personne ignorait certainement à quel point sa démarche, quelque peu insolite, résume bien la perception par le public du nouveau statut de la presse dans la société. Dans son esprit, le pouvoir des médias ne devrait pas se limiter à une retransmission objective de faits, mais à forcer les pouvoirs constitués à l'action. Autrement dit, le quatrième pouvoir n'a de pouvoir que par ce qu'il soustrait aux autres. La liberté d'expression est au cœur de la démocratie. Elle est également aujourd'hui au centre d'un profond malaise entre le gouvernement de transition et les médias sur les pratiques de la communication, leurs finalités et la question de savoir dans quelle mesure elles favorisent ou, au contraire, portent atteinte à l'exercice de la démocratie. Probablement contrarié par une presse devenue désormais réfractaire à toute autorité, le Premier ministre s'est emporté publiquement contre une jeune journaliste de la télévision nationale venue l'interviewer. Au-delà de cet affligeant mouvement d'humeur, qui ne convient pas à un Premier ministre et à travers lequel pointe l'irritation envers l'outrecuidance d'une presse jusqu'alors maintenue à l'écart de tout débat politique ou sociétal, se pose toute la question du rôle actuel et à venir des médias dans la cité démocratique. La vraie et immédiate expérience de la démocratisation en Tunisie a commencé lorsque la pensée et la parole se sont débarrassées de la tutelle autoritaire de l'Etat et l'opinion enfin autorisée à s'exprimer librement. S'il fallait choisir un indicateur décisif des changements survenus depuis le soulèvement du 14 janvier, ce serait incontestablement la fièvre qui s'est emparée des médias en Tunisie, au point que certains organes de la presse écrite et audiovisuelle avaient fait de la transgression des règles de la profession la catharsis permanente du passé liberticide, l'exutoire d'un trop plein de souffrance et d'émotions. Il va de soi que ces médias devaient prendre l'institution du pouvoir exécutif, le gouvernement de transition, pour cible de toutes les frustrations rentrées. Cela fonctionnait d'autant mieux que les traumatismes subis et refoulés étaient partagés par tous le Tunisiens. Non seulement les critiques lancées et les jugements émis par les plus actifs des médias ne gênaient pas les autres, mais encore elles les libéraient, par identification, des humiliations subies pendant des décennies dans leur vie quotidienne et auxquelles ils n'avaient pu réagir que par une colère muette. L'idée même que désormais plus aucun responsable n'était au-dessus de la loi et que tout fonctionnaire serait à l'avenir comptable de ses actions, que les abus peuvent être dénoncés sans risque de représailles, procurait à tout un chacun un sentiment incomparable de liberté et de bien-être. Dans le contexte actuel, le terme de démocratie, bien que largement dilapidé au point de perdre toute portée significative, a toujours été un attribut des adversaires du régime de Ben Ali, actifs ou résignés, indépendamment de leurs moyens d'action. Aussi la définition du concept de démocrate et de forces démocratiques sous le seul angle de l'opposition au pouvoir en place, a-t-il perdu depuis janvier toute sa valeur par l'engagement général du pays dans un processus de transition démocratique et parce que partis, mouvements et acteurs de la scène politique, des islamistes jusqu'aux ex-Rcdistes, se revendiquent tous, certains sans l'ombre d'un doute, d'autres sans un brin de pudeur, des valeurs de la démocratie. C'est dans ce sens que les idées démocratiques prédominent dans l'opinion publique désormais acquise à cette cause jusqu'à la banalité. Dans ce contexte, l'histoire chaotique des relations du gouvernement avec les médias s'expliquerait par une sorte de parallaxe de visée, autrement dit par un décalage entre l'image de la démocratie renvoyée par les médias et la reproduction du processus démocratique tel que celui-ci fonctionne dans la réalité; l'écart entre l'œil et la cible tel que médiatisé par l'objectif. Ce phénomène, générateur de tensions, provient du fait que les réformes démocratiques des institutions engagées par le gouvernement de transition, accusent un retard sérieux sur l'orientation démocratique prise par les médias. La liberté des médias et la levée de toute espèce de contrôle sur leurs activités, a devancé largement le processus de démocratisation de la vie politique et des institutions étatiques et privées. C'est ce qui donne aux citoyens, participants de droit à la vie politique, mais privés pour le moment de toute représentation, cette illusion que les médias sont plus efficaces que ceux qui nous gouvernent. C'est ce qui fait aussi que les médias, à leur insu, transmettent souvent une image dépréciée de l'action d'un gouvernement qui, bien qu'affranchi de tout enjeu politique majeur, n'ayant ni à conserver ni à conquérir le pouvoir, n'a montré aucune audace, aucune imagination dans sa politique de réforme démocratique se contentant souvent d'accompagner les événements et de pallier au plus urgent. Dans cette confrontation où se place l'opinion publique dont le degré de culture politique est quasiment nul ? Du côté du changement, de préférence rapide et immédiat, plutôt que du côté du renforcement des institutions démocratiques. Si tout le monde est prêt pour la prochaine course au pouvoir, la démocratie, elle, mettra du temps à trouver ses marques.