Par Habib CHEKILI Comme citoyen tunisien je souhaite exprimer ici, mes doutes et appréhensions concernant l'avenir post-révolutionnaire de notre pays. En effet, la désobéissance civile, les grèves, les sit-in, la violence, les agressions, une certaine gabégie et anarchie comportementale, une régression de la notion de citoyenneté sont devenus monnaie courante dans notre société. A titre d'exemple, comment peut-on concevoir que depuis un semestre, de nombreux concitoyens construisent des édifices, souvent à plusieurs niveaux, sans autorisation ? Engendrant une anarchie urbanistique avec constructions sur des lieux publics et archéologiques doublée d'une inflation dans les matériaux de construction, qui se vendent, maintenant au marché noir ! Comment peut-on accepter que de jeunes fanatiques agités envahissent certaines mosquées et chassent leurs imams modérés, pour installer à leur place d'autres imams extrémistes qui font des prêches incendiaires, s'entourent de groupes d'excités et mettent à fond les haut-parleurs, lors des mélopées de l'aube, réveillant les prieurs et les non-prieurs, peu importe les enfants et personnes âgées, et même les élèves et étudiants qui préparent leurs examens et ont besoin de sommeil et de repos ? Ces nouveaux comportements, et plusieurs autres, que nous observons et vivons dans notre quotidien, depuis la révolution du 14 janvier 2011, déséquilibrent notre société et créent des précédents qui se répètent et font tache d'huile, pour mettre le désordre et enflammer gouvernorats et forêts. Pourquoi notre gouvernement n'utilise-t-il pas les moyens coercitifs disponibles pour mettre de l'ordre dans le pays ? Pourquoi ne met-il pas fin aux revendications intempestives et excessives de certains groupes qui veulent profiter de la fragilité du pouvoir transitoire pour obtenir des avantages ? Certes, la démocratie est la liberté. Mais la liberté doit appartenir à tous, et pas seulement aux plus rusés, aux plus audacieux, aux plus débrouillards, pour l'accaparer et l'utiliser égoïstement. Le rôle du gouvernement est d'assurer cette équité et de protéger tous les citoyens, autant que les intérêts présents et futurs de notre pays. Notre gouvernement a la légalité et la légitimité nécessaires pour mettre de l'ordre dans le pays et sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi. Une attitude gouvernementale permissive qui accorderait les avantages réclamés par les plus audacieux, en cette période de fragilité institutionnelle et économique, ne servirait pas l'équilibre ni l'avenir de notre pays. Une démocratie a besoin d'un pouvoir fort pour réussir, sinon elle pourrait rencontrer de graves difficultés et échouer. A titre d'exemple, pourquoi sommes-nous en train de continuer à nous ruiner dans un système de compensation des prix qui coûte les yeux de la tête à notre pauvre budget, sachant que le principe même de la compensation est une hérésie en termes économiques? Ce système qui a été adopté après notre indépendance pour aider les pauvres en subventionnant sur fonds budgétaires les prix du pain et d'autres denrées de première nécessite, a évolué beaucoup dans les dérapages commerciaux, pour aller carrément dans des abîmes budgétaires et dans des détournements scandaleux sous le régime de Ben Ali. Nous nous retrouvons, aujourd'hui, après la dernière réduction du prix du pain, octroyée (généreusement) par le président déchu, lors de son dernier discours au peuple tunisien du 13 janvier 2011, et immédiatement mise en application par le gouvernement Ghannouchi, après le 14 janvier (tant pis pour les sacs de pain gaspillé, transportés par camions entiers aux décharges ou pour nourrir les animaux ) dans la situation suivante : non seulement notre budget est pillé, au titre de la fameuse caisse de compensation, pour mal profiter aux pauvres (qui ont moins besoin de pain excessivement économique que de pouvoir d'achat et d'emploi), remplir les poches des spéculateurs, et en plus, maintenant, créer la pénurie dans notre pays, parce que ces denrées fortement subventionnées par le contribuable tunisien fuient frauduleusement hors de nos frontières. Pourquoi le gouvernement ne fait rien pour arrêter l'hémorragie ? Pourquoi ne limite t-il pas cette saignée budgétaire en réduisant progressivement la subvention, en l'accompagnant d'une action explicative, justificative ? Nous sommes en train d'évoluer avec beaucoup d'incertitude. Plus le temps passe, plus il y a des problèmes qui surgissent, avec des foyers de tension qui éclatent de divers côtés. Les profiteurs et nostalgiques du régime de Ben Ali, ainsi que les éternels mécontents et opportunistes, déstabilisent et sabotent notre pays. Les gens sont inquiets et beaucoup ne comprennent pas ce qui se passe au niveau des institutions. Il suffit d'observer le peu d'enthousiasme des Tunisiens à s'inscrire pour le vote de la future Assemblée constituante pour se rendre compte de l'état dubitatif du citoyen. En fait, alors que nous sommes dans l'urgence de mettre en place des institutions opérationnelles, légitimes, émanant du suffrage universel, pour résoudre fondamentalement les nombreux et très importants problèmes de notre pays, pourquoi se payer le luxe et le long trajet d'élire une Assemblée constituante pour élaborer une Constitution ? Nous avons une Constitution tout à fait convenable élaborée par les nationalistes libérateurs de notre pays, sous l'égide du leader Habib Bourguiba, artisan de l'indépendance et de la modernité de notre pays, votée en 1959 par l'Assemblée constituante d'alors. Cette Constitution équilibrée et moderne a été détournée par Ben Ali à son profit pour usurper le pouvoir et le garder, en introduisant des amendements frauduleux. Est-ce là une raison pour suspendre la Constitution et priver notre pays de son support juridique et légal ? C'est tout à fait normal de dissoudre des assemblées législatives fantoches et un parti au pouvoir hostile à l'intérêt national. Mais, suspendre la Constitution, pourquoi ? Laisser le pays démuni, à la dérive, alors qu'il y a la solution de supprimer les amendements frauduleux de Ben Ali ? Et au fait, qui a suspendu la Constitution ? C'est Ghannouchi, Premier ministre de Ben Ali, qui était ouvert à tous les compromis et à toutes les concessions, après la forte déstabilisation du 14 janvier 2011, pourvu qu'il reste au pouvoir ! Les manifestants avaient alors réclamé la suppression de tous les instruments du pouvoir déchu mais la Constitution de 1959 n'appartenait pas au régime de Ben Ali. Certes, celui-ci a abusé de son pouvoir pour y introduire des amendements destinés à renforcer davantage son pouvoir personnel. Mais la Constitution, si nous la débarrassons des amendements de Ben Ali et d'autres, demeurerait valable pour nous servir de support utile, pour avancer rapidement et élire au plus vite un Parlement et un président de la République, pourquoi pas le 23 octobre 2011 ? Si nous ne prenons pas la décision courageuse de rétablir notre Constitution, ce serait, je le crains, l'ouverture à deux battants de la boîte de Pandore, avec tous les problèmes de mésentente entre la centaine de partis politiques, pour tout redéfinir, chacun à sa façon et élaborer une mosaïque colorée de constitution, si jamais, toutefois un accord serait possible. Et les épineux problèmes d'identité des citoyens, de religion, d'origine, peut-être de régionalisme, de position vis-à-vis de la Palestine et d'Israël et d'autres qui attendent de pied ferme les membres de notre éventuelle future Assemblée constituante ne seront certainement pas faciles à résoudre, alors qu'ils ont été résolus pour nous, par les militants de notre indépendance dans la Constitution de 1959.