La révolution en Egypte a pris, vendredi dernier, un tournant dangereux. Ce qui était au départ "une manifestation unitaire", pour accélérer le processus de changement politique dans le pays, s'est transformé en une démonstration de force des islamistes pour exiger "un Etat islamique" et l'application de "la loi de Dieu". Cette main basse sur la rue et sur la révolution a provoqué une consternation dans les rangs des courants laïques et libéraux qui se sont retirés de la place "Tahrir", laissant le champ libre aux barbus salafistes, désormais convaincus qu'ils sont "majoritaires" et que l'Egypte devrait être gouvernée par eux. On n'a pas besoin de cette nouvelle preuve pour nous convaincre que démocratie et islamisme constituent une parfaite antinomie. Tout le monde sait que pour les barbus, démocratie et laïcité sont des "aberrations" dangereuses pour "l'identité islamique" des peuples arabes et qu'il convient donc de barrer la route à ces "fléaux" envoyés chez nous par "les croisés". C'était inquiétant de voir à l'hystérie avec laquelle les islamistes criaient vendredi au Caire leur détermination à instaurer "un Etat islamique" gouverné par "la loi de Dieu". C'était consternant de voir la légèreté avec laquelle ces gens évacuaient les problèmes économiques et sociaux gigantesques qui étouffent les Egyptiens. A les voir et à les entendre, tous ces problèmes seront résolus le jour où les femmes se voileront de la tête aux pieds, les hommes porteront le qamis et la barbe et les uns et les autres se conduiront conformément à "la parole de Dieu". Le chômage? L'investissement? Le modèle économique à suivre? La dette faramineuse de l'Egypte? La pauvreté endémique des Egyptiens? Ces problèmes volumineux n'ont pas de place dans le programme politique des islamistes qui, apparemment, ne savent rien faire d'autre que manifester en brandissant le Coran ou en agitant des drapeaux noirs glorifiant l'unicité de Dieu. Mais ont-ils jamais eu un programme politique? Voilà près de 80 ans qu'ils existent en Egypte et que proposent-ils, ces frères musulmans, pendant tout ce temps à part le voile pour la femme, quatre épouses pour l'homme et la stricte application de la "chariaa" pour les deux? Vendredi dernier, des milliers d'islamistes réclamaient le plus sérieusement du monde dans les rues du Caire un Etat islamique. Comment cet Etat va-t-il s'y prendre pour résoudre les problèmes complexes de la société moderne et aider le peuple égyptien à rompre enfin avec cette vie dure qu'il mène depuis 4000 ans? Personne n'a la moindre idée, et encore moins les barbus qui rêvent de l'instauration d'un tel Etat. L'absence de programme politique et économique viable, la légèreté, voire le mépris avec lequel ils considèrent les vrais problèmes qui se posent au pays et au peuple font que les islamistes soient marginalisés et, la plupart du temps, écartés de la vie politique égyptienne. Mais s'ils n'ont jamais atteint le pouvoir, cela ne veut pas dire que l'on n'a aucune idée de ce qu'ils pourraient faire s'ils s'en emparaient un jour. Voilà plus de trente ans qu'un Etat islamique existe et dont tout un chacun est en mesure d'évaluer les résultats, les "performances" et les pratiques. L'Etat islamique iranien existe depuis 1979, et en matière de responsabilité étatique vis-à-vis des citoyens, l'on ne voit guère de différence radicale dans la vie quotidienne des gens sous le règne des Pahlavis ou sous celui des mollahs. En d'autres termes, hier comme aujourd'hui, la misère et l'écart monstrueux entre les riches et les pauvres, la répression et l'étouffement des libertés font des victimes par millions parmi la population iranienne. L'unique différence entre l'Etat du Chah et l'Etat islamique est que le premier considérait l'Amérique comme sa meilleure amie et le second lui attribue une essence satanique. Comment serait l'Etat islamique égyptien si les "Frères" s'emparaient du pouvoir? En matière de libertés, très probablement pire que celui de Nasser, Sadate et Moubarak réunis. Aucun des trois anciens présidents n'avait prétendu gouverner au nom de Dieu et avaient tous trois assuré la sécurité des Coptes qui forment 10% de la population. L'histoire nous enseigne que les pires gouvernants et les pires systèmes politiques sont ceux qui se croient désignés par Dieu ou par le peuple pour mettre en application des dogmes religieux ou laïques. Ne parlons pas de l'économie qui, pour les islamistes, se résume à l'interdiction de l'intérêt bancaire. La tentative des islamistes égyptiens de s'approprier la rue et les institutions en Egypte inquiète à juste titre les démocrates, les libéraux et les laïques égyptiens. En Tunisie, beaucoup suivent avec appréhension ce qui se passe en Egypte et se demandent si nos "Frères" à nous ne trouvent pas là une source d'inspiration? Nos islamistes n'ont ni la force, ni la mobilisation, ni le nombre des islamistes égyptiens. Mais ce n'est pas une raison pour baisser la garde et dormir sur ses deux lauriers. Il est de notre devoir de surveiller étroitement nos "Frères" et de les dénoncer chaque fois qu'ils enfreignent les règles de la démocratie que l'écrasante majorité du peuple veut voir instaurées en Tunisie.