Par Hamadi Ben Amara* Le 12 août 1961 mourait Salah Ben Youssef. On a tiré sur lui, à bout portant, dans sa chambre d'hôtel à Francfort. Triste fin d'une série d'épisodes qui a éclaté au lendemain du discours de Pierre Mendès-France, président du Conseil des ministres de la République Française, prononcé devant Lamine Pacha Bey le 31 juillet 1954 et par lequel la France, puissance protectrice, octroie l'indépendance interne à la Tunisie. Salah Ben Youssef, alors secrétaire général du Néo-Destour, loin de s'en réjouir comme ses concitoyens, a vilipendé le discours de Mendès-France et a considéré l'indépendance interne ainsi octroyée à la Tunisie un pas en arrière et une entrave sérieuse au recouvrement de l'indépendance totale et de la pleine souveraineté de la Tunisie. Bourguiba, président du Néo-Destour, et ses pairs du bureau politique ont présenté l'événement aux Tunisiens comme une étape, une première étape d'un processus devant à terme aboutir à l'indépendance totale de la Tunisie. Au fil des jours, la tension montait entre les deux dirigeants. Ils étaient nettement divisés quant à la conception de la politique à suivre à l'égard de la France. Les néo-destouriens ont vite fait de prendre parti, qui pour Bourguiba, qui pour Ben Youssef. L'opposition, sourde au départ entre les deux clans, a éclaté au grand jour avec la radicalisation de la position de chacune des deux parties et, l'opinion publique, restée en retrait au début de la chamaillerie, s'est très vite partagée entre bourguibistes et youssefistes. Mais les choses ont vite fait de se gâter et de tourner au vinaigre : l'opposition aux uns et aux autres ne se manifestait plus uniquement par une propagande menée tambour battant par l'un et l'autre des antagonistes et leurs fidèles, mais a dégénéré, durant des mois et des mois, en actes de violences et d'attentats contre les partisans de l'un et de l'autre. Bourguiba a fini par s'adjuger la confiance du plus grand nombre, par rallier l'opinion à sa cause et à sa politique des étapes, après que Ben Youssef, contraint, eut fui en Egypte où il fut reçu par Jamel Abdel Nasser qui lui accorda toutes les commodités nécessaires pour mener à bien une opposition soutenue à Bourguiba. Ben Youssef n'y alla pas de main morte, que ce soit avant ou après l'indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956. Après le recouvrement par notre pays de sa souveraineté nationale, il déplaça son opposition vers un autre centre d'intérêt ; la politique intérieure de Bourguiba qu'il critiquait férocement et, en particulier, la guerre que le Combattant suprême a menée, à la mi-juillet 1961, contre l'armée française pour la forcer à évacuer Bizerte (où il l'avait cantonnée) et libérer le territoire national de l'occupation étrangère. Ben Youssef a été, là, virulent, très virulent même. Il a durement reproché à Bourguiba d'avoir livré une guerre suicidaire contre des militaires français, entraînés, équipés et lourdement armés face à de jeunes Tunisiens civils non entraînés, non expérimentés, se battant à mains nues et se faisant massacrer par paquets entiers. Bourguiba en a été agacé, plus qu'agacé par cette «mouche qui dans la fable de La Fontaine gênait le cocher et désarçonnait sa monture» (dixit Bourguiba). Est-ce délibéré ? Est-ce une coïncidence fortuite ? Toujours est-il que moins d'un mois après les événements de Bizerte, Salah Ben Youssef, venu à Francfort assister à un congrès, se fait descendre dans sa chambre d'hôtel, sur ordre de Bourguiba, comme il l'a reconnu lui-même plus tard. Le président déchu, quand il est arrivé aux commandes, a ramené la dépouille de Ben Youssef à Tunis. Sa femme, Soufia Zohair, est rentrée elle aussi au pays. Ses enfants, Chadli né en 1948 et Lotfi né en 1950, sont restés là où ils se sont installés et où ils ont fondé chacun une famille, l'un en Egypte et l'autre au USA. Salah Ben Youssef, ramené donc à Tunis, fut inhumé au Jellaz au carré des leaders et son nom a été donné à une importante artère à Tunis, l'avenue qui sépare El Manar II d'El Menzah IX. Et c'est tout ! C'est tout ce qu'on a fait pour lui. Et le devoir de mémoire ? Tous les ans, on commémore officiellement la mort de ses voisins du carré des leaders : Ahmed Tlili, Taïeb Mehiri, Mongi Slim, Bahi Ladgham, etc., mais pas la sienne. Pourquoi ? Ne mérite-t-il pas qu'on commémore sa mort, qu'on récite la Fatiha à sa mémoire et qu'on dépose une gerbe de fleurs à sa mémoire en reconnaissance des services éminents qu'il a rendus la patrie ? Salah Ben Youssef était un grand homme politique, un nationaliste et un patriote sincère, dévoué corps et âme à la cause tunisienne. Il a servi la Tunisie et s'est battu pour qu'elle vive libre de toute hégémonie. Ne mérite-t-il pas au moins qu'on baptise des rues de villes tunisiennes à son nom ? Le cinquantenaire de sa mort tombe ce vendredi 12 août. Il faut espérer qu'il sera célébré dignement, officiellement et populairement avec l'éclat et le faste dus à un personnage de son rang, un personnage qui, avec Bourguiba et d'autres militants avant-gardistes, a façonné l'histoire contemporaine de la Tunisie. Il faut espérer ainsi qu'on le sorte de l'oubli où on l'a volontairement plongé et qu'on lui témoigne la reconnaissance de la Tunisie à ses services par l'octroi, à titre posthume, de distinctions et de décorations nationales en baptisant des institutions et des rues de villes tunisiennes à son nom, à l'instar de la localité de Midoun (à Djerba) dont il est natif et qui a donné son nom à une rue de sa commune. Quid de Moncef Bey ? Il en est de même pour ce monarque chéri par les Tunisiens. Pas de commémoration de sa mort, ni du temps de Bourguiba, ni du temps de Ben Ali. Pas de reconnaissance officielle des services hautement éminents rendus par ce bey patriote, nationaliste et dont l'amour pour son pays et pour ses sujets primait sur toute autre considération. Juste une voie à grande circulation (à la périphérie de Tunis) et une décoration décernée par Ben Ali à titre posthume et remise à un des descendants de ce bey vénéré par tous les Tunisiens. Il était charismatique autant que Bourguiba, sinon plus. Il a défendu sincèrement et avec foi la cause tunisienne avant même qu'il n'accède au trône. Il était bey de camp et déjà, il agissait pour le bien de la Tunisie et des Tunisiens et aidait, entre autres, les néo-destouriens à porter leurs voix au bey en titre. Dès qu'il a accédé au trône de la dynastie husseinite, le 19 juin 1942, il s'est mis à la tâche et s'est assigné le but d'affirmer et raffermir, en premier lieu, la souveraineté tunisienne et de l'élever, au moins, au niveau de la souveraineté française dominatrice. Il a tenu parole et a œuvré dans ce sens. Les Tunisiens étaient en admiration face à ce bey qui, contrairement, à ses précédesseurs, dédaignait les fastes du pouvoir, qui se consacrait à réformer la vie politique de son pays et qui, chose jamais vue auparavant, osait s'opposer aux autorités françaises, et remettre en cause certains de leurs acquis voire les abolissait. Il n'agissait que dans l'intérêt et pour le bonheur de ses sujets. Preuve de son amour pour eux et pour le pays et pour lequel ils le chérissaient beaucoup, il déclara un jour à des manifestants qui se proposaient de protester contre l'occupation française et qui n'ont pas été autorisé à le faire : «Maintenez votre manifestation, je viendrai la conduire moi-même et si on nous tire dessus, je veux que la première balle m'atteigne et si je meurs, enterrez-moi, non à Tourbet El Bey, mais au Jellaz. Je resterai ainsi toujours aux côtés de mon peuple, dans la mort comme dans la vie». Le 14 juin 1943, suite à un énième refus de se plier à la volonté des protecteurs français, au risque de perdre son trône, il fut déposé et déporté au Sahara algérien avant d'être transféré à Pau (en France) où il mourut le 3 septembre 1943. *(Universitaire)