Par Abou Fayçal* Monsieur le Premier ministre, A voir l'état de pagaille, d'insalubrité de nos avenues, des anciennes belles places de nos villes et surtout du Grand-Tunis, devenues des placettes commerciales, sales et dégoulinantes, à voir les constructions anarchiques, à voir la transformation du comportement du Tunisien, on penserait plutôt à une situation insurrectionnelle. Jusqu'à quand cette situation perdurera ? Quand l'Etat de droit reprendra … son droit ? Quel corps de métier n'a pas encore fait grève ? Pourquoi vous n'avez pas décrété l'interdiction, pour au moins six mois, des grèves, toutes les grèves. Il n'est pas trop tard pour le faire car répondre favorablement à toutes les demandes et exigences des personnels, peut être considéré comme un acte de faiblesse de la part du gouvernement d'une part et d'autre part, vous engagez les prochains gouvernements et les finances du pays en souffriront. Vous n'avez rien à perdre et tout à gagner en étant plus ferme, plus clair et plus strict quand l'avenir de la nation est en péril, quand la sécurité des personnes et des biens est en danger, et quand des groupes d'énergumènes qui ne représentent qu'eux-mêmes, veulent faire la loi en semant la terreur, en barrant les routes, en rackettant les automobilistes de jour comme de nuit, en empêchant les modestes gens de rejoindre leurs lieux de travail pour assurer et garantir leur gagne-pain. La délinquance a beaucoup augmenté et elle va nous créer de graves problèmes. Nous vivons une situation inquiétante : le pays et le peuple ne peuvent plus supporter davantage d'anarchie, de barrages de routes, de luttes et de combats fratricides, de banditisme, de peur et de sang. Même si, pour l'intérêt du pays, vous outrepasserez les obligations de votre charge, le peuple tunisien tout entier vous soutiendra et sortira dans la rue pour vous acclamer et tant pis pour les éventuels critiques des partis politiques dont les 9/10 se cherchent encore. Messieurs les chefs de partis politiques, N'oubliez pas que nous sommes au huitième mois de la 2e République, huit mois après la Révolution, et qu'avez-vous fait pour aider le gouvernement qui, seul, fait face à ces troubles d'une extrême gravité et dont nous ne pouvons être fiers ? Avez-vous mis de côté, pour un laps de temps, vos ambitions politiques et vos palabres électorales, pour vous réunir tous et apporter votre soutien au gouvernement ? Avez-vous, ensemble, rappelé vos troupes pour les mobiliser face à ces situations inattendues et dont les desseins sont inavoués ? On a le sentiment que beaucoup, parmi vous, apprécient ce pourrissement dans le but de l'exploiter lors de la campagne électorale ! Dans pareilles circonstances, quel fut alors le rôle des partis politiques, des organisations nationales et des composantes de la société civile quand, devant toutes ces catastrophes, personne n'est là pour réagir de la manière la plus franche, la plus positive, la plus forte et la plus sincère ? N'oublions surtout pas que notre Révolution est très fragile, que beaucoup de gens sont manipulés, de l'intérieur et pourquoi pas de l'extérieur, moyennant finances, pour les basses besognes que vous imaginez, que certains pays ne souhaitent pas que nous réussissions, et que si cette situation perdure, cette belle Révolution qui a émerveillé le monde entier ne sera plus que l'ombre d'elle-même. De grâce, pour le bien de la Révolution, mettons de côté, pour quelque temps, ces mots pompeux de «démocratie - liberté - dignité» et parlons plutôt de «sécurité- emploi- labeur- civilité- discipline- respect des règlements - patrie - sacrifice - production - productivité et civisme» et la Révolution ne s'en portera que mieux. Messieurs, s'il n'y a pas de sécurité, il n'y aura pas de stabilité ; s'il n'y a pas de stabilité, il n'y aura pas d'investissement interne et encore moins externe ; s'il n'y a pas d'investissement, il y aura plus de chômage et forcément la Révolution sera un échec cinglant. S'il y a échec, il n'y aura pas d'élections et il n'y aura ni démocratie, ni liberté, ni dignité. Etes-vous conscients de cela ? D'autre part, quant à l'aspect politique de votre action, il ne peut à lui seul ni faire réussir la Révolution, ni lui faire gravir les échelons de la gloire et de la postérité ; c'est plutôt la stabilité et le côté économique qui lui donneront les galons de sa réussite, de sa grandeur et de sa splendeur parce qu'ils permettront au maximum de Tunisiens d'être heureux de sauvegarder «leur boulot», d'assurer les besoins de leurs familles, et de préparer dans le calme, dans la sérénité et avec la sécurité physique dont ils étaient habitués, la prochaine rentrée scolaire de leurs enfants. Pour les sans-emploi, ils seront heureux de pouvoir chercher et trouver du travail. Messieurs le Premier ministre, les magistrats, les chefs des partis politiques, des organisations nationales et les représentants de la société civile, Notre pays est sérieusement en danger. La Révolution l'est encore davantage. Ce qui se passe dans nos villes, dans nos campagnes et un peu partout dans nos régions est très inquiétant : nous assistons à une certaine déconfiture des corps de l'Etat, à un début de désobéissance civile, à l'application de la loi de la jungle et à un immobilisme sérieux et global. Que chacun prenne ses responsabilités. Il est cependant demandé aux pouvoirs exécutif et judiciaire de travailler, au cours de cette période délicate, et dans l'intérêt du pays, en bonne intelligence et surtout de coopérer au maximum en veillant toutefois à ce que chaque pouvoir garde sa liberté d'action. Les partis politiques, s'ils veulent participer et à la naissance de la 2e République et à l'écriture de cette page glorieuse de l'Histoire de la Tunisie, doivent saisir cette occasion pour le faire. Il vous est aussi demandé, à vous tous, d'accorder toute la confiance, tout le soutien et tout l'appui à nos forces de sécurité intérieure et à notre vaillante armée nationale. Ce sont ces deux corps et ces deux corps seulement qui sauveront notre Pays et sauvegarderont sa Révolution. Monsieur le Premier ministre, Occupez-vous de l'essentiel et laissez ce comité de réflexion et d'études, qui s'est érigé, de son propre chef, en parlement, réfléchir et étudier les projets d'avenir et de devenir de la Tunisie. Les Tunisiens jugeront bien son travail. Vous avez annoncé lors de votre investiture que vous n'avez aucune ambition politique après les prochaines élections et c'est votre force. Alors faites en sorte que le pays se remette sérieusement au travail, montrez bien vos dents et sévissez davantage en utilisant tous les moyens à votre disposition. Il y va de l'avenir de notre pays. D'autre part, les médias de toutes sortes (presse, radios, télévisions), dont l'utilisation est intéressante pour faire passer un message, sont utiles pour : rappeler à tous les Tunisiens que la récréation est bel et bien terminée, qu'il faut que tout le monde retrousse les manches et se remettent au travail, et que l'Etat ne se laissera plus faire parce qu'il est décidé à prendre ses responsabilités dans tous les domaines de la vie sociale et économique, ordonner aux services publics et aux administrations de redoubler d'effort pour être à l'écoute des citoyens et gagner le temps perdu, interdire les grèves pour une période minimale de six mois, demander aux municipalités de jouer leur rôle en dégageant les avenues et les places qui se sont transformées en marchés pour tous produits, en démolissant les constructions anarchiques avant qu'il ne soit trop tard, en assurant, malgré le peu de moyens restant à leurs dispositions et qui n'ont pas été incendiés ou détériorés durant la Révolution, la propreté et l'embellissement de nos villes et villages. Faites paraître les décrets- lois en conséquence et prenez vos responsabilités, toutes vos responsabilités. Nos peuples arabo-berbères, du fait de leur culture et de leurs traditions aiment être gouvernés par des hommes forts et justes. Je pense que cela est bien ancré dans nos gênes. Cela nécessite de votre part de la volonté, du courage et de la détermination. Monsieur le Premier ministre, Comme vous avez encore assez d'énergie, votre action ne doit pas être freinée par les jours et les semaines pour arriver à cette date car vous devez bien cela à notre pays et agissez comme si votre gouvernement n'est plus provisoire et faites en sorte qu'il soit d'actualité. La solution radicale à cette situation de pourrissement que vit notre pays me semble évidente. Vous ne voulez probablement pas y penser pour l'instant et nous le regrettons profondément ; et pourtant vous ne manquez pas de courage car votre baptême du feu, vous l'avez eu depuis fort longtemps, depuis le 31 mai 1957 lorsque vous vous êtes trouvé par hasard, ainsi que feu Khemaies El Hajri, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, en plein dans l'un des premiers accrochages de la très jeune armée tunisienne à El Meridj, non loin d'Aïn Draham, avec l'armée française qui pourchassait, en territoire tunisien, des moujahidine algériens et au cours duquel feu Khemaies El Hajri, a été mortellement blessé. Cette omission ou cette hésitation, est-ce l'héritage de Bourguiba ? Parce que je vous connais, parce que je vous apprécie et je vous respecte, j'espère que le jugement de l'Histoire, à votre encontre, sera bon et même glorieux. Avec mes respectueuses salutations et mes sincères souhaits de succès et de réussite. Que Dieu, qui veille sur notre chère Tunisie, la protège de tous les maux et fasse en sorte que sa Révolution soit un exemple et un modèle. (B.B.) A.F *(Ancien P.-d.g., ancien gouverneur)