Nous continuons la publication des bonnes feuilles du récent ouvrage d'un récit de voyage de Yvonne Bercher, auteure suisse, qui a pour intitulé «Récits et réflexions d'une touriste sous l'ère Ben Ali ». En 2006, 2007 et 2008, l'auteure qui s'est rendue en Tunisie, a accumulé une expérience à la fois sensitive, affective et intellectuelle d'un voyage dans un pays où le feu était déjà sous la cendre. Sur un trottoir particulièrement étroit, nous longeons à petits pas le quartier des menuisiers. Les ateliers fleurent bon le bois, cadeau des forêts aux citadins, et l'on voudrait s'arrêter quelques instants pour voir naître moulures, fleurs sculptées et autres ornements qui enrichiront les salons tunisiens. Après avoir rasé les murs pendant une bonne demi-heure, nous aboutissons dans un atelier où, dans la pénombre, on répare et thésaurise une quantité phénoménale d'objets en tous genres, dont le rapport entre eux échappe au profane. La vocation exacte de ce fourbi monumental m'échappe et l'ambiance chaotique de cet antre me semble bien peu propice à l'éclosion d'un art que j'associe à la concentration et au recueillement… Mais je ne demande qu'à voir. Un homme de ma génération, net, propre et souriant, nous invite à gravir un escalier en bois branlant qui nous mène à un dépôt de même nature que celui du rez-de-chaussée. Le sol de cet étage, constitué de fines planches d'aggloméré jointes approximativement, laisse apparaître des jours. Ce bricolage amateur m'effare d'autant plus qu'il supporte un poids considérable et qu'en cas d'écroulement, nous serions immanquablement engloutis et écrasés parmi des meubles et autres objets volumineux déposés dans ce cloaque. Quelle fin absurde et peu prestigieuse ! Comptant sur la mansuétude d'Allah, généralement clément avec les bricolages qui défient les lois de la physique, nous nous asseyons avec fatalisme sur les fauteuils fatigués que l'on nous désigne. Un mélange d'écrans cathodiques, de matériel électronique et de papiers, jetés là, occupe le bureau. Contre les murs, on a appuyé des enseignes. J'ai eu fin nez de subodorer qu'Allah n'était pas étranger à l'équilibre incroyable de ce taudis. Soudain apparaît un prototype de salafiste bon teint, arborant une barbe grisonnante et hirsute, vêtu d'une djellaba grise et d'un petit couvre-chef bleu, confectionné au crochet. L'associé qui nous a reçus et Rachid lui exposent ma demande. S'en- suit un échange décousu. Je vois notre hôte se mettre à sourire et se détendre lorsqu'on lui explique que c'est moi qui ai choisi ce hadith, pour m'encourager à l'étude de la culture et de la langue arabes. Le petit doigt levé, trônant comme un seigneur dans son désordre, notre scribe entame son œuvre, sur un papier qui me semble étonnamment glissant. Il utilise de l'encre brune. J'aurais préféré du noir, mais m'abstiens de tout commentaire. Alors que le travail est à peine entamé, il s'interrompt. Après une brève discussion, à ma grande surprise, la séance est levée, assez abruptement. Rachid et le quadragénaire qui nous ont reçus m'expliquent qu'ils nous mènent chez un meilleur artiste. Quelques rues plus loin, je contemple, en effet, une splendide enseigne, témoignant d'une aisance qui s'impose. Un bureau relativement exigu, mais aménagé avec systématique nous accueille. Quelques instants d'attente me permettent de m'orienter. De somptueux tableaux, conjuguant le doré et les couleurs qui chantent, richement encadrées, me font face. La quasi-totalité célèbre la gloire du dieu unique. Voyant nos faciès luisants de sueur, notre hôte nous apporte charitablement un ventilateur. Je profite de ce petit moment pour interroger le calligraphe qui nous accompagne sur les matériaux utilisés et la technique. Pour écrire, on utilise des roseaux, de préférence durs, plutôt que des plumes métalliques. Certains viennent de Tunisie, d'autres d'Iran. Leur bout est taillé en biseau. On opère sur du papier dit «couché», qui n'absorbe pas l'encre. Ainsi, pour effectuer des corrections, on peut gratter sans détériorer le support, parfois teint avec du thé noir, ce qui lui confère l'aspect d'un plafond patiné par le tabac. La lame de rasoir et le papier calque font également partie de l'attirail du calligraphe. L'encre se fabrique souvent selon des procédés artisanaux, englobant toutes sortes de matériaux naturels, d'origine végétale ou animale : fumée de bougies, poudre de charbon de bois, gomme arabique (résine), laine prélevée là où le mouton ou la chèvre sue le plus, noyaux de dattes écrasés, noix de galle, écorces de grenades, matières organiques brûlées. Compacte, l'encre prend la forme d'une galette noire, que l'on peut dissoudre avec de l'eau et du miel. Pour les couleurs plus éclatantes, par exemple celles présentes dans les manuscrits de Tamegroute, au Maroc, on utilisait de l'indigo, d'origine végétale, introduit depuis l'Inde et la Mésopotamie, de la cochenille (un insecte aussi appelé kermès), et du safran. En Tunisie, la calligraphie n'est enseignée aux Beaux-arts qu'un trimestre. Il existe également un Centre des arts calligraphiques, dispensant des cours d'octobre à juin, quatre heures par jour. D'un pas dynamique d'homme occupé, Mohamed Yessine M'tir arrive et prend place. Ce quadragénaire, svelte de taille moyenne, barbu, vêtu à l'occidentale, dégage netteté et dynamisme. Rachid lui suggère d'utiliser la calligraphie Neskhi, la plus difficile et la plus élégante. Avec méthode et concentration, il se met à la tâche, traçant avec une précision mécanique les harmonieuses courbes porteuses de sens. Sur deux lignes, je vois peu à peu naître un ensemble dynamique et dansant, dessiné à l'encre de Chine. Après une vingtaine de minutes, il apporte quelques finitions avec un calque et une lame de rasoir pour gratter des imperfections, que je n'avais même pas vues, et me tend fièrement l'objet. Mes quelques échanges verbaux avec lui se passent dans le meilleur arabe littéraire. Il le parle avec une perfection rare, sous le regard respectueux de Rachid, et de notre accompagnateur lui aussi calligraphe, qui met un soin extraordinaire à nous accueillir, répondant avec autant de précision que possible à mon questionnement éparpillé. Nous prenons congé de ce monde de netteté et c'est terrassée par une violente migraine que je me traîne à l'hôtel, où je reste un moment inerte, incapable d'esquisser le moindre mouvement, rivée sur place, le temps qu'un cachet agisse.