Par Yassine Essid Sur l'affiche, un couple, comme on en voit tant, sourit au photographe, d'un sourire presque contraint qu'ils auraient pourtant voulu subtil et séduisant. La femme a l'allure d'une «business woman» ou d'une «working girl» se présentant à un entretien d'embauche. Se voulant indépendante et sûre d'elle, elle porte l'indémontable tailleur noir sur un chemisier blanc. Le reste prouve qu'elle a fait le choix de la sobriété : ni boucles d'oreilles, ni bracelets aux poignets, ni sautoir autour du cou, ni broche épinglée au revers de la veste. On la devine en pantalon avec une paire de ballerines simples plutôt que des escarpins hauts afin de rester à sa place et sauvegarder l'image du couple bien assorti partageant une passion commune. Dans un souci de parité, l'homme, tout en se gardant de trop s'imposer à sa colistière, feint de paraître à l'aise bien qu'arborant un sourire plus crispé. Il a sacrifié au rituel de cette pose solennelle par le port du costume dont il a réussi à atténuer le côté strict en optant pour une cravate rose, une couleur parfaite pour répondre à une chemise blanche et un costume sombre. En arrière-plan, obstruant l'horizon, une foule bigarrée de badauds plutôt que de sympathisants, dont les traits à peine distincts sont peints dans le pur style naïf, est témoin de ce rite de passage à la consécration politique d'un couple de présidentiables qui lui tourne pourtant le dos, indifférent à sa présence. Au cœur de cette mise en scène pérennisée par le rite de la photographie, gît naturellement la volonté du PDP d'immortaliser ce moment culminant de son parcours et se dégager, bien avant les autres, du paysage politique encore opaque. La photo n'est plus alors simplement gardienne de la mémoire, elle devient un acte politique et social de communication et de ralliement à une cause. En haut de l'affiche, dans un coin, juste au-dessus d'un logo d'une navrante banalité, un slogan de couleur verte en typo oblique, pour faire dynamique, annonce : l'avenir commence maintenant. Un slogan parfait pour une voyante qui vous promet de vous sauver du désespoir, ou pour une campagne de prévention, car on sait que certaines maladies se préparent aujourd'hui. Un slogan qu'on pourrait interpréter aussi en bien ou en mal et qui du coup ne signifie rien si ce n'est l'évidence. Un slogan qu'on pourrait enfin et sans problème coller à n'importe quel candidat, y compris les islamistes qui, à leur façon, nous apprennent que notre avenir c'est Dieu qui s'en occupe désormais ! Supposons maintenant que je sois l'un de ces électeurs «flottants» à la recherche d'une raison suffisante pour répondre à la sollicitude dont je suis l'objet, pour justifier l'argent dépensé par les partis afin d'anticiper et peser sur mes choix et pour faire bon usage de mon droit de vote décidant ainsi du sort du pays, quel serait alors l'impact de cet élément de communication politique sur mon choix d'électeur ? Par rapport à cette affiche, il est presque nul, car elle ne sert ni aux indécis ni aux convaincus. Censée m'apporter de l'information sur les intentions réelles des candidats et leur personnalité, l'affiche me plante devant un couple narcissique, occupant la majorité de l'espace dans l'image et un slogan qui a longtemps cessé de résister à l'usure du temps, qui ne fait plus la promotion du projet collectif auquel les acteurs aspirent, qui ne propose rien de cohérent par rapport aux autres éléments du tableau et qu'on pourrait aisément ridiculiser en le détournant de son sens. Par ailleurs, l'iconographie n'induit aucune notion d'avenir : ni ciel bleu dégagé devant le couple, ni groupe de jeunes le visage souriant et tourné vers l'horizon lointain, ni textes lisibles et évocateurs, ni logo efficace. En somme, une affiche d'une médiocrité visuelle affligeante de surcroît inutile vis-à-vis des électeurs. Afin de mobiliser leurs votants, les 109 partis aujourd'hui en lice, dont l'écrasante majorité n'a ni passé politique ni base électorale, sont forcés, du moins ceux qui parmi eux disposent de moyens, de mettre en place des stratégies pour se faire connaître et transmettre des idées sous forme d'images, de slogans et de symboles politiques. Des techniques de propagande et d'occupation d'espaces spécifiques sont alors mises en place ainsi qu'un éventail de promesses: des serments pour des réformes politiques, des bonnes paroles pour l'imminente prospérité économique et sociale et, à défaut, une vision du monde en échange du soutien de certaines portions de l'électorat. Dans les pays de tradition démocratique, le type de bien proposé devrait théoriquement changer selon le type de parti et le profil de la clientèle à laquelle il s'adresse. Le phénomène électoral se déroule alors dans le cadre d'un marché politique sur lequel une offre de produits spécifiques et homogènes rencontre des consommateurs disposés à leur accorder du prix. Or, ce marché suppose au préalable l'existence d'un consommateur éduqué, politiquement cultivé, habitué à accorder ses préférences à des symboles politiques spécifiques. Ce qui permet à ce marché d'organiser la rencontre entre une offre de produits politiques et des croyances dans la valeur de ces produits qui se dégagent historiquement des relations d'échanges constitutives du marché. C'est ce qui fait que les candidats s'effacent derrière le programme de leur parti, poussant les électeurs à se prononcer non pas sur des symboles abstraits ou des slogans creux, mais à ce que leur vote soit le plus souvent l'expression d'opinions politiquement constituées. Ainsi, par exemple, le statut d'un électeur de gauche, de droite ou du centre, trouve-t-il sa raison d'être en termes de probabilités, respectivement dans le vote progressiste, conservateur ou plutôt modéré. C'est que des relations stables se sont historiquement formées entre certaines forces politiques et certains groupes sociaux pour des raisons et selon des modalités qui relèvent de la pratique démocratique. En Tunisie, des partis, jusque-là inexistants, sont venus occuper un vide politique et répondre en toute hâte à une échéance électorale organisée dans la précipitation. D'où cet attachement général et prioritaire à l'image, au symbole, à la couleur, aux logos, qui ne permettent pas de décoder leur positionnement politique, encore moins les valeurs auxquelles se rattachent les membres militants car forcément incapables d'attester de bases idéologiques ou d'implantations locales. Dans ce cas la décision de voter et l'orientation du vote apparaissent comme une expérience individuelle, solitaire ou mimétique. Ce qui ressort de ces défaillances médiatiques, c'est le constat qu'en Tunisie le passage entre le marketing commercial et le marketing politique ne s'est pas encore réalisé. Confié à des publicitaires, le mode de communication politique souffre d'un manque d'ajustement entre le positionnement symbolique des acteurs et l'évolution de la société, l'influence de l'environnement, le manque de culture de référence chez le public, l'absence de conscience de l'importance de l'enjeu politique des élections, et pourquoi pas les traditions consuméristes des Tunisiens. Pour ce dernier élément, les concepteurs du slogan du PDP, auraient mieux fait de substituer au slogan sur l'avenir, celui, plus adapté à nos traditions mercantiles et plus accrocheur : Deux pour le prix d'un !