Par Bourguiba Ben Rejeb La page Kadhafi est tournée en Libye et on ne saura jamais assez dire son importance dans cette partie du monde qu'est l'Afrique du Nord. A titre provisoire, on ne parlera pas du monde arabe dans sa totalité puisque les choses sont loin d'être réglées en Syrie et au Yémen. Tout ce que l'on sait pour le moment est que, de Tunis au Caire, les gouvernants ne sont plus les mêmes et que chaque peuple à part est en train de se chercher une issue de sortie sous la bannière de la démocratie et de la liberté. En termes très généraux, l'histoire a incontestablement avancé. Il n'y a qu'à observer le piteux état dans lequel se retrouve la Ligue des Etats arabes, désormais incapable de réunir ses chefs d'Etat. Quelques -unes des figures emblématiques de cette vénérable institution ont quitté le club auparavant tragi-comique de l'union de façade. Le tour de passe-passe consiste à faire comme si ou tout simplement de s'abstenir de convoquer des sommets quand on est au creux de la vague. Et puis l'Egypte, hôte des agapes éventuelles, est tout à son affaire de démantèlement de l'ancien système politique. Même pour les hommes et femmes supposés exercer la charge de représenter des pays, les incertitudes l'emportent largement sur tout le reste. Le poker menteur Juste pour l'anecdote, néanmoins significative, beaucoup d'Arabes disent ne pas comprendre la position de l'Algérie au sujet de l'installation de la famille de Kadhafi à Alger. De prime abord, le commun des mortels trouve très surprenant que l'une des plus grandes puissances du monde arabe, auréolée de son passé révolutionnaire, accepte de fournir l'issue de sortie à un voisin ancien dictateur. La position de Bouteflika sur la question libyenne était prévisible, et il est de notoriété publique que la rébellion, dans sa version libyenne, ne jouit pas de la sympathie algérienne. Il en fut de même pour les changements en Tunisie et en Egypte. Ces pays, plus exactement les peuples de ces pays, ont donné en effet un mauvais signal pour les gouvernants indéboulonnables accrochés à leur " légitimité ". Que dans la foulée Alger ait connu des soubresauts rapidement contrôlés mais de mauvais augure laissait peu de marge à la stratégie problématique de conciliation. Mais les combats acharnés dont la Libye a été le théâtre n'avaient pas que cet inconvénient pour l'Algérie. Les nouvelles venues du front disaient aussi clairement que les combattants d'Al Qaïda au Maghreb étaient largement partie prenante dans la réussite des opérations sur le terrain. Il est même avéré que la prise de Tripoli a été conduite de main de maître par un chef dénommé Belhaj dont on ne montre nulle part la photo. Et il y a bien des raisons à cela, dit-on du côté d'Alger. Belhaj serait tout simplement l'un des chefs de l'Aqmi ayant sévi en Algérie, et laborieusement recherché à ce titre. Chasser un " collègue ", Kadhafi, dont on avait commencé à digérer les facéties est déjà rédhibitoire, le remplacer, même partiellement, par un ennemi juré poursuivi pour assassinats devient ainsi presque de la provocation. De là à penser que le " geste " algérien n'a pas qu'une valeur humanitaire, le pas est vite franchi. Ce que d'autres appellent le printemps arabe est considéré à Alger comme un défi majeur, sinon un complot international. Désormais, ses frontières du sud deviennent un point d'appui aux menées les plus séditieuses au moment où il est déjà très compliqué de faire le ménage avec l'ennemi intérieur. Tout se passe comme si tous les efforts consentis par Alger pour créer des alliances de l'autre côté, avec le Mali et le Niger notamment, allaient être annihilés. Dans le cas de figure libyen, les ennemis auraient désormais un siège au sein des nouvelles instances gouvernementales, ce qui changerait complètement la donne. A Alger aussi on ne fait pas de la politique avec des sentiments, et les révolutions n'y sont pas toutes preuves de vertu. La bouteille à moitié pleine Dans la nouvelle donne libyenne, la redistribution des cartes ne va certainement pas être facile. Dès le départ de l'insurrection à Benghazi, il avait été question de la présence de combattants d'Al Qaïda sur les lieux. L'ouverture incontrôlée des arsenaux de Kadhafi a même donné lieu à des " fuites " dont tout le monde s'inquiète en ce moment. Kadhafi a été battu à partir du ciel, avant de succomber devant la montée en force de la rébellion. Résultat des courses : quand on préfère voir le verre à moitié plein, ou à moitié vide c'est selon, il va être désormais très compliqué de renvoyer toutes les armes dans les arsenaux de la nouvelle République. Il s'agit bel et bien d'un avertissement pour les voisins immédiats de la Libye, dont en premier lieu la Tunisie. Lors de la dernière Conférence de Paris, H. Clinton a évoqué ces enjeux d'armes en goguette et de risques pour le voisinage. Pour la bouteille à moitié pleine, la nouvelle donne libyenne confirme, pour nous tunisiens, le bien-fondé du mouvement de renouveau démocratique qui fait tache d'huile. Pour la version où la bouteille est à moitié vide, les réserves algériennes ne devraient pas être ressenties comme l'expression d'un quelconque dépit né de la défense de l'ego. Pas seulement. Il y a aussi que les révoltes dans les pays arabes du Nord de l'Afrique redistribuent les cartes des alliances sécuritaires nécessairement secrètes. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que Kadhafi tenait Ben Ali pour le meilleur des alliés. Dans les rapports entre clans mafieux aussi, les alliances se mesurent à la répartition des charges de sécurité. Pour l'heure, de Tunis au Caire, les réseaux conçus à la mesure des anciens dictateurs sont mis à mal, parfois au profit de ceux qui attendaient la bonne occasion pour occuper la place. Et il y a fort à parier que les puissances ayant des intérêts dans la région, et il y en a, se hâtent en ce moment pour reformer les réseaux de renseignement, et les autres. Certainement pour sauvegarder leurs intérêts. Il va bien falloir faire gaffe à nos intérêts à nous aussi.