Par Khaled TEBOURBI Dans son tout dernier essai, Rencontre, Milan Kundera consacre un chapitre aux «Listes noires» qui circulaient de temps à autre dans les milieux intellectuels et artistiques français, «fabriquant les opinions» et excluant, non pas sur la base d'une argumentation critique ou d'une discussion savante, mais par des «formules épatantes», des «jeux de mots», des «vacheries brillantes», écrivains de talent et de renom, peintres à l'œuvre consommée et musiciens illustres. Ces «listes» provenaient des salons, écrit Kundera, fortes d'une tradition aristocratique qui dure depuis des siècles, plus particulièrement à Paris, «espace étroit où s'entassait l'élite influente du pays». Mais il arrivait aussi qu'elles eurent pour cibles des artistes et des romanciers qui ne se conformaient pas à «la pensée dominante» ou, plus encore, à l'idéologie des pouvoirs en place. Des «politiquement incorrects», dirait-on aujourd'hui. Kundera cite l'exemple de la période communiste. Il en connaît un bout. A 19 ans, il était lui-même un marxiste-léniniste convaincu. Puis il connut «le désenchantement staliniste», et, en devenant dissident, se vit rétrogradé, comme tant d'autres, au «rang» des auteurs pestiférés, et fut contraint de quitter la Tchécoslovaquie. Le chapitre de Rencontre ne s'attarde pourtant pas sur cette expérience personnelle qui fait désormais partie du passé. Il remonte à la Révolution française, à travers l'illustration du livre Les dieux ont soif d'Anatole France. Anatole France fut enterré dans une indifférence froide par ses pairs. Les jeunes avant-gardistes du surréalisme ne l'aimaient pas. Ils étaient irrités par sa «gloire trop officielle», par son ironie, son scepticisme, son réalisme. André Breton lui reprocha son «manque de cœur», et Paul Valery, en prononçant l'oraison funèbre du disparu, a réussi à parler de lui sans prononcer son nom. Bref, Anatole France n'était pas dans «l'air du temps». Il dérangeait par son indépendance, par la distance qu'il prenait à l'égard des croyances répandues. Plus grave aux yeux de ses détracteurs‑: il savait se dissimuler derrière ses personnages. Dans Les dieux ont soif, Anatole France raconte l'histoire de Gamelin et de Brotteaux. Gamelin est un peintre, membre du tribunal révolutionnaire sous la terreur. Son rôle était de dénoncer et d'envoyer à la guillotine les «ennemis de la révolution». Brotteaux est un ancien banquier exproprié. Son ambition, sa seule ambition, était de «revendiquer son droit d'avoir des doutes sur tout». Non seulement sur la révolution, mais sur «l'Homme tel que Dieu l'a créé». Brotteaux était sur la liste noire de Gamelin, parce qu'il avait des idées inacceptables. Et Anatole France était sur celles de Paul Valery, d'André Breton, d'Appolinaire, de toute l'avant-garde des poètes surréalistes et des artistes engagés (le mot n'est guère nouveau), parce qu'il était un esprit libre, parce qu'il ne se fiait qu'à son jugement, parce qu'au lieu d'estimer les choses «par le cœur» (le cœur condamne toujours), il combattait les préjugés et les ingénuités à force de raison. Des «Gamelins» partout La terreur jacobine n'est plus qu'un sombre et lointain souvenir. Le communisme a disparu. Et les salons d'élite ne décident plus du sort des artistes et des écrivains. Mais les «listes noires» ont survécu. «L'histoire n'est-elle qu'une longue suite de variations ?» s'interroge Kundera. Il faut bien croire que oui. Ne parlons pas de l'impact actuel des médias qui font et défont toujours les réputations. Ni de ce qui se passe sous les dictatures où les intellectuels et les créateurs sont clairement «consignés» en bannis et ralliés aux régimes. Le phénomène se vérifie jusqu'après nos révolutions. Jusqu'en temps de liberté. Ici, par exemple, la chanson a eu ses «Gamelins». Dieu merci, ils ne dénoncent ni ne réclament des potences. Mais ils désignent à «la vindicte» des collègues suspectés de «benalisme». Ils exigent leur éviction, sinon leur exclusion. Et comme cela avait cours sous la Terreur, après la chute de Pétain en France, dans l'Europe soviétique ou dans les salons parisiens des années du surréalisme, ce rejet et ces anathèmes ne reposent sur aucune argumentation, sur aucune discussion savante. Simple rhétorique révolutionnaire, au pis opportuniste ou envieuse, au mieux impulsive et passionnée. Des «Gamelins» se sont aussi fait entendre dans le théâtre et le cinéma. Pour les mêmes mobiles, avec les mêmes arrière-pensées et les mêmes insinuations. Inutile d'expliquer combien cela cause préjudice à l'art en particulier et à la culture en général. On est simplement en présence d'un «mouvement revanchard», hélas porté par une frange d'artistes «à la peine», en mal de carrière, qui cherchent à mettre à profit la circonstance révolutionnaire pour ne plus avoir à être jugés sur leur audience, leur mérite ou leur talent. Bientôt, enfin, (c'est ce qui s'annonce sur Facebook) ce sera au tour du journalisme. On «affûte» là aussi ses «listes noires». On prépare ses «Gamelins». Imaginons ce qui va en sortir comme «formules épatantes» et «vacheries brillantes». On le voit d'ici : certains vont sûrement sauter sur l'aubaine pour s'en donner à cœur joie. Un rappel utile toutefois : avec les élections et l'avènement de la démocratie, il n'y aura plus les excuses de la dictature et de l'establishment corrompus. Plus de passe-droit, plus de favoritisme, plus de censure, on ne vaudra que par ce que l'on crée, l'on chante et l'on écrit. Seuls face à la scène, à la page blanche, au public : ce sera plus difficile, désormais !