Par Kamel LAROUSSI • La révolution tunisienne précurseur d'un dilemme géopolitique à l'échelle internationale Pour marquer la rupture, il faut rompre... Jusque-là rien de sorcier, mais la rupture n'est pas une mince affaire lorsqu'on sait l'imbroglio politique et institutionnel qui marque un espace politique public de plus en plus morcelé et confus en cette période transitoire que vit la Tunisie… Ajoutant à cela les intérêts des puissances traditionnelles et leurs ingérences directes dans le processus de cette rupture, ses termes de références idéologiques et son aboutissement institutionnel, au premier rang desquelles la France, par le fait de son histoire coloniale et son parrainage des deux régimes despotiques post-coloniaux tunisiens s'étalant sur une période de cinquante-cinq ans (Habib Bourguiba : du 20 mars 1956 au 7 novembre 1987; Zine El Abidine Ben-Ali : du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011(1)). Inéluctablement, la France se trouve au cœur de cette révolution soudainement subie par ses instances de surveillance et ses organes de gouvernance à distance traditionnellement confinés sous le chapiteau: «Liens historiques qui la lient à la Tunisie». Désormais, les termes de la «rupture révolutionnaire» en Tunisie affecteront sans doute les accords conclus entre la France et son ancien protectorat. Géopolitiquement, ils s'interprètent comme une sérieuse tentative de construction d'un Etat véritablement indépendant et souverain, détaché du joug impérialiste traditionnel. D'autre part, l'influence mutuelle des différentes expériences relatives aux révolutions arabes voisines (Libye et Egypte) constituera une nouvelle donne sur l'échiquier géopolitique mondial, où les grands blocs voient d'ores et déjà en cela un rapprochement qui peut évoluer vers une unité menaçante pour leurs intérêts dans la région. L'inquiétude des grands blocs couve sous un silence-radio de façade, alors que tous leurs organes du renseignement et leurs bureaux d'études stratégiques sont en alerte rouge, au vu de la probable unité de ces trois pays arabes et l'émergence d'un bloc sud-méditerranéen homogène et potentiellement puissant. En effet, ce postulat remettrait en cause non seulement l'ancien partage du monde d'après-guerre entre les puissances occidentales, mais il constituerait un «noyau dur» pour l'unité arabe tant aspirée par les peuples de la région et à terme, la fin de la l'hégémonie américano-sioniste dans la région arabe et ses ressources… A ces enjeux régionaux et internationaux s'ajoutent les intérêts de la junte d'affairistes et d'arrivistes de tout bord qui se sont greffés sur le système politico-économique mafieux du régime de Ben Ali, faisant la une de l'abondante littérature post-révolutionnaire, ce qui me permet d'ailleurs de faire l'économie de leur énumération. Aujourd'hui, le paysage économique à l'intérieur de la Tunisie est encore truffé par aussi bien les hommes de main de l'ancien régime que par toute une classe de bourgeois compradores, régionalistes et corrompus qui réfutent toute idée de démocratisation et de partage des richesses nationales. Cette sphère économique constitue la base arrière des hommes politiques «libéraux», membres du gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi ou du Cisror (2). Ils sont les nouveaux prête-noms des puissances occidentales et qui se sont reconstruits politiquement à travers la constitution d'une multitude de nouveaux partis politiques puisant dans les ressources humaines et matérielles des deux anciens régimes. Ce remue-ménage qui secoue l'espace politique tunisien pendant cette période transitoire révèle les enjeux que soulève le processus de «rupture-transition» tunisien et son impact, aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale. Sur le plan national, on peut dégager deux principaux courants rivaux : Le courant révolutionnaire, avec ses émanations institutionnelles au sein de la société civile à travers un conglomérat de syndicats de base qui se sont démarqués de leur centrale lors du soulèvement populaire et un tissu associatif armé par un efficace réseau médiatique et dont les principaux outils matériels : la vidéo du téléphone portable et les réseaux sociaux (Facebook) couramment pratiqué depuis des années et dont beaucoup de militants étaient harcelés et emprisonnés par la police politique et les juges de Ben Ali. Autour de ce courant gravitent quelques partis satellitaires qui tirent leur légitimité de leurs propres histoires militantes antérieures contre l'ancien pouvoir de Ben Ali (Ennahdha, Poct, CPR, Ettakatol, etc.), renflouant au passage leurs rangs de cette masse de jeunes révolutionnaires. Ce courant est parsemé d'une multitude de partis marqués par des référents idéologico-historiques et religieux aux antipodes les uns des autres, allant du parti de tendance islamique Ennahdha au Parti ouvrier communiste tunisien (Poct) et le Parti du Congrès pour la République (CPR) en passant par les nationalistes arabes et les petits partis formés par les jeunes issus de la révolution du 14 janvier. L'autre courant est celui de la contre-révolution qui cherche à faire avorter le processus révolutionnaire afin d'altérer la dynamique révolutionnaire et son évolution historique naturelle vers l'instauration d'un régime démocratique et un Etat indépendant et souverain. Cela afin de pérenniser les privilèges d'une classe de bourgeois compradores et corrompus. Il est composé d'une quarantaine de «nouveaux» partis essaimés par l'ex-RCD (l'ancien parti de Ben Ali). Les partis en tête de peloton de la contre-révolution sont menés par les anciens apparatchiks rcédistes. D'autres sont parachutés dans le Cisror par une «main invisible», parmi lesquels se distinguent les porte-drapeau de la politique de «normalisation» des relations avec Israël. Ceux-là mêmes qui sont supposés représenter la révolution tunisienne — bien qu'ils n'aient pour le moment aucune légitimité — s'érigent en législateurs apeurés par le péril islamiste qui menace «la demeure démocratique» et proposent dans la foulée une batterie de propositions fraîchement dénichées du canevas de l'un de nos hôtes-diplomates occidentaux. La première tentative visait l'obligation à tous les partis de signer le «Pacte républicain» et s'engager à garantir sa suprématie sur toute loi votée et que toute institution élue doit s'y soumettre. N'ayant pas trouvé approbation chez la communauté politique, cette première tentative a échoué. Dans un deuxième temps, ils se sont rabattus sur la trouvaille du «référendum» qui vise à restreindre les prérogatives de l'Assemblée nationale constituante qui sera élue le 23 octobre 2011, la réduisant à une simple commission juridique exclusivement vouée à l'élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne. N'hésitant pas à faire rallier à leur cause une chaîne de télévision privée qui a lancé un spot publicitaire encourageant les Tunisiens à voter «oui» au référendum! Mais devant la campagne farouche menée par le courant révolutionnaire à travers les réseaux internet et les journaux des partis politiques, ils se sont une nouvelle fois inclinés. Ces dernières manœuvres exacerbent la population dite «silencieuse» (la vraie) et laisse la paix civile dans notre pays en sursis, surtout lorsqu'on sait que ces lobbies sont soutenus par des puissances financières occultes et sans contrôle. Heureusement que l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a mis fin à ces manœuvres politiciennes, en interdisant à partir du 12 septembre 2011 toute forme de publicité pour les partis politiques et en organisant le 13 septembre l'échéancier médiatique relatif à la présentation par le biais des médias nationaux publics des candidats à l'Assemblée nationale constituante. Par ailleurs, la signature par onze partis importants (excepté le CPR) de la «déclaration du processus transitoire» sous l'égide du Cisror (le 15 septembre 2011) a permis, en partie, de désamorcer les éléments d'une grave crise sociopolitique et institutionnelle dans le pays. D'ici le 23 octobre 2011, beaucoup d'enjeux et d'espoirs semblent être accrochés à un fil de rasoir, qu'Allah aide la Tunisie à surmonter ses peurs et angoisses, car il est temps de se débarrasser de tous ces apprentis-sorciers devenus orphelins sans maître ni maîtresse. –––––––––––––– (1) En pleine révolution du peuple tunisien contre le despote Ben Ali, la France, par le biais de son ministère des Affaires étrangères, n'a pas failli à son soutien au régime de Ben Ali, proposant même son assistance directe d'encadrement et d'armement de ses unités de répression policière. (2) Cisror : Conseil de l'instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique