Par Ridha BOURKHIS Chaque soir, depuis plusieurs jours, des candidats aux élections de l'Assemblée constituante apparaissent sur notre écran de télévision et y défilent devant nos yeux. Leurs visages, leurs noms personnels et les noms de leurs partis ou listes défilent aussi, avec la même diligence que leur parole politique et le temps qui leur est imparti et qui ne peut dépasser trois minutes. Très vite, ils s'en vont ou s'éclipsent comme des apparitions éphémères, futiles, sans épaisseur et sans poids, et, souvent, nous avons bien du mal à en garder autre chose, hélas ! — qu'on m'en excuse ! — que la déception ou l'ennui que leurs petits «discours» rectilignes, monocordes, lus d'une voix hâtive, presque plate, presque sans âme, suscitent en nous, en rajoutant de la morosité à notre conscience politique déjà fort peu paisible et bien inquiète ! Des interrogations anxieuses ? A ce morne défilé télévisuel orchestré au nom de la démocratie (laquelle ?) des interrogations anxieuses naissent et nous taraudent : pourquoi tient-on à faire de la politique quand on n'en a ni la culture, ni l'expérience, ni les outils ? Pourquoi des gens très ordinaires, sans aucun génie et au charisme nul, s'improvisent-ils, soudain, «politiciens de la dernière heure», «sauveurs» de notre peuple en détresse, et «tribuns»‑? Pourquoi se décident-ils à causer par leur présence organisée à la hâte cette atomisation sauvage des forces politiques, cette périlleuse production et reproduction inflationnistes de partis, de listes, de discours oiseux (ou presque) et de pollution politico-médiatique ? A qui profitera finalement leur présence, de toute évidence inconsistante et précaire, sur la scène politique durant cet avant-élections pour la Constituante ? Qui calcule, qui trame, qui anime ce jeu de dupes dont il sortirait peut-être « victorieux », à sa façon ? Seuls les psycho-sociologues et les psychanalystes de groupes, mais aussi les manipulateurs chevronnés des politiques et des pays, sauraient répondre à ces interrogations lancinantes qui semblent conduire beaucoup de Tunisiennes et Tunisiens au doute, à l'indifférence, au silence, à la démission ou à ce dépit, très mauvais, qui pousse par exemple à déchirer les listes électorales placardées sur les murs ou à interdire par la violence les réunions de certains partis. L'insincérité rhétorique Pour notre part, nous voudrions surtout noter la médiocrité rhétorique de ces nouveaux « faiseurs » de politique qui n'ont pas vraiment l'air d'avoir appris grand-chose de la technique du discours, excepté peut- être cette « règle » perverse de l'art oratoire selon laquelle, pour gagner la partie, un orateur n'a pas besoin de convaincre (faire comprendre), il a besoin seulement de persuader, c'est-à-dire de faire croire. Ainsi ne s'agit-il pas pour lui « d'être sincère, mais de faire croire qu'il l'est » (J. Gardes Tamine) ! Là, presque tous ont su, contre toute logique et tout réalisme, nous promettre monts et merveilles et faire comme s'ils croyaient vraiment en ces chimères dont ils nous gavent : tous ont cette insincérité « rhétorique » de nous servir du vent : résoudre de manière définitive et en un temps record le chômage endémique de ces 700.000 citoyennes et citoyens. Beaucoup vont ouvrir de nouveaux grands marchés pour la production tunisienne, arrêter l'exportation, se passer de l'Occident, endiguer l'impérialisme et la mondialisation, donner des salaires aux femmes, même quand elles restent à la maison, donner le smig même aux chômeurs, construire des routes et des barrages, et même garantir une maison et, tenez-vous bien ! une voiture à chaque famille ! Et instaurer, bien sûr, même quand ils sont naturellement sectaires et despotes, la démocratie et l'Etat de droit et des institutions ! Quant à la femme, bouc émissaire des uns et cheval de bataille des autres, ils vont lui restituer sa liberté intégrale, son humanité, son égalité réelle avec les hommes, même si beaucoup parmi eux la préfèrent quand même gentiment soumise et à la maison ! Même si rares sont ceux parmi eux qui ont le courage de remettre radicalement en question la structure féodale et archaïque dont la femme est la première victime ! Excellant dans leur insincérité rhétorique, ces apprentis orateurs dont beaucoup n'ont absolument aucun passé politique ou sont connus plutôt pour avoir été, durant de longues années, des alliés actifs ou des alliés objectifs du dictateur fugitif Ben Ali, n'oublient presque jamais de mettre en œuvre cet argument fallacieux, particulièrement démagogique, de l'identité (el-haouiya) culturelle et religieuse de notre peuple. Une identité qu'ils sont nombreux à nous promettre de défendre à mort, parce que c'est elle, sûrement ! qui va résoudre tous nos problèmes économiques et sociaux, nos problèmes de l'éducation et de l'enseignement, et empêcher le retour de la dictature (sic !) ! Là, beaucoup de ces nouveaux «orateurs» n'ont pas besoin d'appartenir au parti religieux Ennahdha pour manipuler, à doses variables, le sacré, l'inconscient collectif, les représentations prédominantes, bref ; la doxa, dans l'espoir de persuader (de rouler !) et de gagner des imaginaires et des voix ! Certains parmi eux, précisément ceux qui nous reviennent tout droit du RCD (le parti du dictateur Ben Ali) et qui s'improvisent soudain « révolutionnaires » ou «progressistes », nous inspirent pitié, quand ils sortent cet argument presque galvaudé des « martyrs» (ceux-là mêmes que la machine policière de leur ancien despote a tirés dans les rues comme des chiens !) ou cet autre argument de « corruption » contre laquelle ils promettent maintenant de se battre, eux qui avaient favorisé par leur action, ou leur silence complice, le système de Ben Ali gangrené par cette corruption jusqu'à l'os ! Connaissez-vous donc, Mesdames et Messieurs, l'histoire du loup déguisé en berger qui un jour mangea les brebis ! L'indigence rhétorique Seulement, en dépit de leurs promesses à la pelle, beaucoup de ces « orateurs » ont fort peu de chances de remporter l'adhésion du grand public. Car, inexpérimentés, il ne savent pas qu'un discours politique, pour atteindre son but, ne doit jamais être lu comme ils l'ont souvent fait et de la façon la plus ennuyeuse (hormis quelques-uns, quelques bons, quelques vrais politiciens). Un discours qui porte est celui qui a été bien écrit et mémorisé et qu'on prononce, la tête levée et sans notes ni lecture. Les rhéteurs grecs et romains à qui on se réfère toujours nous apprennent l'importance cardinale de cette partie du système rhétorique qui est la mémoire (memoria) et les moyens mnémotechniques particuliers aidant l'orateur, qui veut toucher et persuader, à mettre à profit sa mémoire. Ces nouveaux orateurs se distinguent aussi par leur diction souvent mauvaise, pas toujours nette, rarement agréable à l'oreille. Certains hésitent sur les mots, ne cadencent pas bien leur voix au rythme syntaxique de leurs phrases. Ils ne maîtrisent pas bien l'art de gérer les silences alternant avec la parole (Il y en a un qui s'est tu brusquement, parce que n'ayant pas trouvé les mots de la clausule ! un autre qui s'est tu pour roter ! et un autre qui s'est frotté l'aisselle en continuant à lire, tel qu'un écolier, son texte ! et un autre encore qui haussait la voix à tout bout de champ et intensifiait des mots qui n'étaient pas nécessairement plus intéressants que d'autres !). Mal à l'aise devant leur micro, plutôt figés dans l'immobilité, réduits à de simples lecteurs pressés, ils oublient ce grand moment de performance dans le savoir-faire de l'orateur gagnant qui est « l'action » (actio ou hypocrisis) et qui consiste en cette «spectacularisation du discours» (Christian Plantin) engageant, outre la prononciation, l'interprétation du discours par le visage, les yeux et les mains : la plupart de nos « orateurs » donnaient l'impression d'avoir oublié complètement qu' ils ont un corps et que ce corps a son « élocution » (comme le souligne Cicéron dans L'Orateur), c'est-à-dire des moyens d'expression non langagiers et qui procèdent du mimique et du gestuel apportant davantage de force et d'effet aux mots. C'est tout cela qui fait gagner la partie et que ces «orateurs» devraient apprendre d'abord. Tout cela, mais aussi la qualité linguistique et stylistique du discours, ces précieuses figures de rhétoriques qu'il faudrait investir savamment et sans excès et qui agissent sur l'affect. Mais par-dessus tout, il y a ce charisme indispensable qui serait un «don particulier conféré par grâce divine » (Petit Robert) et qui relève, d'après les rhétoriciens, de ce qu'ils appellent « l'ethos préalable» (Christelle Reggiani) ou «l'ethos pré-discursif» qu'on a ou qu'on n'a pas… hélas ! Toutefois, malgré cette pauvreté rhétorique, ces promesses faciles qui ont peu de chances d'être tenues et ce machiavélisme féroce, allons voter tout de même, ne serait-ce que pour éviter de prêter le flanc aux éternels détracteurs de la liberté qui diraient, au cas où nous serions absents à ces élections, que les Tunisiennes et les Tunisiens préfèrent la dictature du parti unique, celui de Bourguiba ou celui de Ben Ali ! Allons voter, en dépit de leur volonté de nous en décourager !