14 janvier – 23 octobre : neuf mois de gestation et une étape clé, intense, inédite, riche en péripéties d'une «transition démocratique » dont on ne connaît encore ni la durée ni l'issue. Comme tout désordre né d'une révolution, d'une baisse d'autorité et d'une éclosion indomptée de libertés, elle aura mis les dedans dehors et contenu plus de réalités crues et de vérités nues sur cette Tunisie et son peuple, son régime ancien et ses nouveaux acteurs, ses peurs et ses valeurs, en si peu de temps, qu'il n'en puisse être donné à voir d'histoire d'hommes et de pays. Que restera-t-il de cette première étape qui puisse éclairer les étapes futures et figurer dans leurs annales ? Sur fond de fin de campagne, de derniers dévoilements avant le silence, de début de vote à l'étranger, l'image belliqueuse d'un Kadhafi ensanglanté fait dire à beaucoup de Tunisiens assoiffés autant de liberté que de paix : «Plus jamais ça!». Connus pour leur pacifisme, les Tunisiens qui ont passé au monde le témoin d'une révolution phare appelant aux idéaux de justice sociale, de démocratie, de droits et de libertés s'apprêtent à faire le chemin des urnes pour entamer tout aussi civiquement et pacifiquement un processus de démocratisation à durée encore incertaine. Dimanche 23 octobre et les jours et les semaines qui suivront seront de toute évidence consacrés à donner corps à l'Assemblée constituante qui, à son tour, devra préfigurer le visage futur de la Tunisie, sa nouvelle Constitution et sa deuxième République. Mais pour peu que l'on se soustraie aux feux de l'actualité, l'on se rendra compte que les prochaines semaines serviront tout autant à baisser lentement le rideau sur une étape clé nommée transition. Reliant entre la révolution et ses slogans et les premières élections libres, elle représente, selon les observateurs, le tout premier acte du processus démocratique. Elle aura duré neuf mois. Mais elle aura contenu plus qu'une gestation et mille fois plus de péripéties et surtout plus de vérités sur cette Tunisie et les siens qu'il n'en puisse être donné à voir en si peu de temps et probablement lors de l'étape à venir... Entre le chaos révolutionnaire et l'effervescence démocratique Deux raisons poussent à le croire. La première réside dans les tournures et les configurations forcément différentes de l'étape à venir. Ce sera une étape constitutive où les nouveaux acteurs politiques élus, forts de leur légitimité, auront à négocier leurs poids respectifs dans la représentation constitutionnelle future de la Tunisie et dans la gestion de ses affaires en cas de formation d'un gouvernement d'union nationale. Et il est peu probable que l'échiquier politique et idéologique dès lors en place soit en appétit ou en nécessité de capitaliser les formidables incartades de l'étape passée. La deuxième raison consiste dans la nature, l'esprit et les arrangements de cette étape. Etablie, par la force des évènements, sur la faiblesse même des institutions de l'Etat, elle s'est fondée sur une simple légitimité fonctionnelle de ces institutions pérennes, mais aussi et surtout sur des conciliations et des accommodements traduits dans une légitimité dite consensuelle qui a permis de négocier les termes législatifs et autres de cette transition à l'intérieur d'instances indépendantes et via de nouvelles dispositions. Ce qui n'empêchera pas la contingence d'être marquée par une baisse de l'autorité et une précarité de la toute puissance de l'Etat plusieurs fois mis en difficulté, au bonheur d'une floraison brute et souvent incontrôlable de libertés. Affranchie, impulsive, indomptée, la transition a tout le temps valsé entre le chaos révolutionnaire et l'effervescence démocratique, entre les dérives sécuritaires, médiatiques, sociales, tribales... et les agitations politiques et intellectuelles propres à une première poussée de fièvre démocratique. Il est vrai que la transition a depuis, quelques semaines, raccordé tous ses violons à la symphonie électorale et a pris la physionomie et les soucis d'un immense QG de campagne. Elle ne peut pas pour autant être réduite à cette campagne et ces élections qui en marquent juste l'aboutissement. D'où son intérêt majeur de morceau à part entière d'histoire, de pensée, de sociologie, de psychologie, de politique, d'art et de culture à capitaliser à l'instar de toutes les fermentations propres aux révolutions. Ce besoin de capitalisation dépasse le seul souci d'assurer les passations politiques et de combler les vides juridiques. Il y est d'éviter une rupture trop facile avec l'esprit de la révolution et de cette première étape de la transition. D'où le rôle incontournable de la société civile dans la capitalisation et la rationalisation de cette expérience intense, inédite et multidimensionnelle. Et cette société est déjà en poste avancé d'observation et d'accumulation. On devra certes attendre quelques années encore pour lire des travaux poussés de sociologues et d'historiens. Mais, dans le feu de l'action, la littérature foisonnante née des tripes de la révolution, l'apport quotidien des médias, le flux incontrôlé d'articles d'opinion, les expressions cinématographiques, théâtrales et picturales qui ont marqué l'étape tout en abondance et en qualité en dessinent déjà les contours et les grands traits. Des observatoires pour capitaliser l'inédit Des observatoires proprement dits, il y en a eu deux. L'Observatoire de la révolution tunisienne de la Fondation Témimi : 29 rencontres initiées dès le lendemain du 14 janvier auxquelles ont pris part différents acteurs politiques, économiques et culturels qui ont exposé leurs opinions en présence de près de 500 intervenants, toutes tendances et tous courants confondus. Un ouvrage en deux volumes et 1.000 pages en traduit les principales péripéties. D'une toute autre nature, l'Observatoire tunisien de la transition démocratique dirigé par Hamadi Redissi et réunissant près d'une trentaine de chercheurs s'est employé quant à lui à questionner et sonder scientifiquement cette étape traversée par de grandes interrogations. L'observatoire en dénombre au moins trois : les questions relatives à la transformation du régime ; un passé à apurer et la mise en place d'un dispositif juridique assurant la transition. Les questions contextuelles héritées de la période précédente ou générées par la transition: l'économie de la transition, l'inégalité sociale, l'émigration, la pauvreté, les médias, la diplomatie. Enfin la question des valeurs: la démocratie, l'égalité entre hommes et femmes, l'Islam et l'Etat, la liberté de pensée... Une vingtaine d'études mises en ligne sur le site de l'observatoire et gratuitement consultables y apportent des réponses tout en profondeur et en rigueur. Les études sont axées autour des acteurs conventionnels (ex : le RCD recomposé, les mouvances islamistes, le nationalisme arabe...), des acteurs nouveaux (les conseils pour la protection de la révolution, les blogueurs, les facebookers, les agriculteurs et les paysans...), des organismes et des associations, des questions politiques, constitutionnelles et de justice transitionnelle, des questions socioéconomiques et socioculturelles telles «La migration après le 14 janvier» et «L'art et la culture après la révolution »... De quoi déchiffrer la transition, préjuger de ses échecs et ses succès, mais surtout à l'inscrire dans la perspective historique... Contre l'oubli politique.