Une vadrouille en deux temps, juste pour prolonger le plaisir? Oui et non. Sur une relativement courte distance, on traverse sur cet axe Tunis-Cap Nigrou (ou Cap Ennigrou, comme on dit sur place) deux types de paysages qui invitent, chacun, à s'attarder. D'un côté, la campagne apprivoisée et proche, de l'autre les hauteurs retranchées dans les brumes et le silence. Ce sont les deux visages d'un même milieu, celui des Mogods qui couvrent le nord-est tunisien. Cela dit, le découpage administratif rattache la première moitié de ce parcours au gouvernorat de Bizerte et la seconde à celui de Béja. Nous avons fait halte à Sejnane pour un rapide déjeuner. Et nous allons en repartir sans tarder car cette localité, rendue célèbre par les artisanes du voisinage qui confectionnent des articles en terre cuite des plus originaux de Tunisie, n'a malheureusement rien pour retenir le visiteur ; pas même des points de vente de cette poterie ! De création coloniale, elle n'a même pas su conserver son cachet originel qui aurait contribué à en individualiser le profil. Seuls, les squelettes des anciennes installations minières à la sortie de la ville, avec ces wagonnets encore suspendus aux rails du convoyeur aérien, rappellent que la fondation de la localité est liée à l'exploitation d'un gisement de fer aujourd'hui épuisé. On parcourt environ cinq kilomètres en direction de Nefza sur une route en excellent état et dans une véritable mer de verdure où le chêne-liège (de la variété chêne kermesse) domine un épais sous-bois d'épineux, avant d'emprunter une bifurcation à droite qui va nous mettre sur la route du Cap Nigrou. Ici, on est à la frontière entre les deux mondes évoqués plus haut. Une belle petite plaine toute verdoyante dans laquelle paissent vaches et veaux parmi lesquels voltigent de gracieuses aigrettes toute blanches. Un tableau bucolique dans lequel on aimerait s'insérer pour longtemps. Puis commence une ascension qui durera juste le temps de dessiner un ourlet que borde un oued et, ensemble, ils vont constituer l'enceinte extérieure de ce monde clos dans lequel nous allons pénétrer. A partir d'ici et sur une bonne vingtaine de kilomètres, nous allons naviguer dans l'océan de la forêt de chênes lièges, de toutes parts cerné par des crêtes plus ou moins acérées. L'ascension s'effectue par paliers, dans un mouvement de houle qui nous porte à des sommets progressivement ascendants après des plongées dans des creux parcourus par des oueds le plus souvent à sec. Ce jour-là, le soleil jouait à cache-cache avec les nuages, dévoilant des paysages d'une douce verdure ou les plongeant dans la grisaille d'une brume flottant au-dessus des cuvettes. Onze kilomètres sous ce régime avant de rencontrer une bifurcation qui, cela n'est pas signalé, par la bretelle de gauche, conduit vers notre destination. Elle représente également, et cela est à signaler fortement, la limite au-delà de laquelle le parcours devient un véritable chemin de croix. C'est peu dire que la piste qui nous a conduit jusqu'ici devient impraticable pour un véhicule ordinaire ; elle devient purement et simplement infernale pour les véhicules tout terrain. Le tronçon le plus dur sera celui qui commencera à huit kilomètres de notre destination ; huit kilomètres que nous mettrons une heure pour parcourir! Bonne ou mauvaise nouvelle, quatre kilomètres plus loin, nous rencontrerons une équipe d'arpenteurs qui effectuent des relevés en vue d'études pour le lancement de l'asphaltage de cette route. L'endroit y gagnera certainement en accessibilité ; certainement pas en sérénité! Cimes et abîmes On continue l'escalade en se faufilant dans la verdure parfois sous de véritables tunnels de feuillages. Tantôt encadrés par des haies de parois boisées, tantôt serpentant à flanc de montagne, on prend de l'altitude jusqu'à nous immerger dans les trainées cotonneuses nimbées d'eau : des nuages, pardi! On doit être à des hauteurs himalayennes. Consultons vite notre GPS : on est seulement à quelque 474 m d'altitude... N'empêche, on poursuit vaillamment l'ascension avant de sentir, par-delà ces crêtes acérées, parvenir par bouffées les embruns marins ; avant d'apercevoir, dans la déchirure du rideau rocheux, le bleu turquoise du flot inondé de soleil. On y est. Encore quelques soubresauts du terrain, encore de violentes secousses qui nous projettent contre le plafond de notre véhicule et voici que nous nous mettons à glisser en cahotant vers le rivage. Très beau tableau des flots qui viennent battre le rivage et noyer les gros blocs de roche sous un shampooing d'écume. Cap Nigrou se retranche derrière les replis du terrain fortement accidenté. On le découvre après le dernier tournant. Mais alors, l'enchantement hérité du souvenir d'une visite déjà vieille de deux décennies s'évanouit soudain. Les prédateurs sont arrivés jusqu'ici. Ce petit promontoire jadis recouvert d'an manteau de verdure et au pied duquel se blotissaient, en bordure d'une anse très fermée, de petites bicoques, résidences secondaires pour vacanciers romantiques, est aujourd'hui parsemé de verrues, constructions sauvages, anarchiques, de mauvais goût et surtout illégales parce que érigées sans autorisation sur des terres domaniales. Qui a osé? Avec quelles complicités? On attend des comptes. En attendant, je rebrousse chemin, non sans l'espoir, en guise de compensation, de croiser sur mon chemin quelque cerf de Berbérie qui a retrouvé dans ces forêts, un habitat qu'il avait déserté longtemps avant d'y être réintroduit ces dernières décennies, d'y avoir proliféré à la faveur d'une protection rigoureuse avant d'être à nouveau pourchassé dans la confusion postrévolutionnaire.