Comment parler d'un artiste dont nous avons trop parlé, ou pas assez ? En utilisant les mêmes mots, voire les mêmes qualificatifs. Ceux qui finissent par banaliser, même le remarquable. Comment déceler dans le presque commun, l'exceptionnel ? Tous les critiques, chercheurs, historiens et jeunes étudiants, en pleine formation réflexive, ont senti la nécessité de plonger «spirituellement» dans l'œuvre de Amor Ben Mahmoud, trop tôt disparu, en allant creuser et fouiller, motivés par une seule volonté personnelle, émanant d'un désir subjectif. Tous les journalistes, anciennes et nouvelles générations, ont écrit sur cet artiste. Nombreuses ont été les expositions rétrospectives qui lui étaient dédiées… nombreuses mais jamais suffisantes. Esmaâni 2011, manifestation artistique qui se tient du 4 au 13 novembre, et dont nous avons déjà parlé sur nos colonnes, a décidé de lui rendre hommage. Organisation humanitaire qui mène ses actions fortement respectables par le biais de l'art et la culture, Esmaâni nous permettra cette année de vivre, par la mémoire et la commémoration, un panel de l'œuvre de Amor Ben Mahmoud. Malgré la discrétion de l'auteur, et par là même son retrait de la vie médiatique, nombre d'hommages de son vivant, et posthumes, lui ont été rendus. Pourquoi sent-on alors que cela n'est jamais assez ? Pudique (trop), réservé, discret, ce sont des termes qui reviennent toujours. Une discrétion, certes, nous préférerions, cependant, dire en continuelle plénitude. Amor Ben Mahmoud plane, son univers est sien: peut-on alors franchir les limites de son cosmos ? Décence n'est pas effacement. La délicatesse du comportement et la réserve du tempérament aboutissent à une modestie et à une pudeur qui entourent et l'artiste et son œuvre de mystère. Faut-il rappeler que, sculpteur, Amor Ben Mahmoud a réalisé la statue imposante et historique du Monument des Martyrs d'El Sedjoumi, celles de Hammamet (les trois sirènes), de l'entrée de Hammamet Sud et du «Potier de Nabeul», agrandi la statue à pied du Président Bourguiba et collabora à la réalisation de sa statue équestre, anciennement érigée à la Place du 14 Janvier, aujourd'hui transférée à l'entrée de La Goulette. L'artiste a également collaboré à la réalisation de la statue d'Ibn-Khaldoun, à la Place de l'Indépendance. Décorations et prix nationaux divers, auteur en 1967 du premier décor de télévision, Amor Ben Mahmoud est un précurseur de l'Art de notre pays. Pour le domaine qu'il touche par ses abords, et pour les personnes qui aiment, animent et s'intéressent à ce même domaine. Membre de l'Ecole de Tunis, celui qui a commencé par se plonger dans l'abstrait, affirmé alors «comme le meilleur abstrait de sa génération» en 1969, il s'est replongé progressivement dans la peinture figurative, entre réel et irréel. Figurant un symbolisme joyeusement et volontairement naïf, Ben Mahmoud est fortement attaché à ses origines, à leur histoire et à leur mythologie. Une réponse et une suggestion à l'univers de Goya, dont il était épris jusqu'à l'étourdissement. Période noire et en même temps lumineuse d'un Goya, maître de tous les temps pour l'artiste, qui a vu en lui l'essence originelle du clair-obscur. Echo et apologie de la personnalité béatifique de Amor Ben Mahmoud, dont le regard illuminé fait surgir dans sa peinture une lumière douce et souterraine, mais jamais silencieuse. Elle se dresse et se dégage du sujet pour mieux le faire vivre. Certainement dans ce calme, cette quiétude et cette prospérité vers lesquelles tendait Amor Ben Mahmoud. Un enivrement et un nirvana idéalisés dans l'ensemble des marines de l'artiste, où l'infini horizontal de l'océan titille les structures verticales des voiliers, comme dans son aquarelle « Les voiliers sauvages », où les mats paraissent jaillir du fond, tels des rhizomes qui imposent de facto leur inaltérable présence. Son message n'est pas un discours. Peintre, dessinateur et sculpteur, la recherche évolutive est sa source d'inspiration première. Sa pondération habituelle devient une rage exprimée sur la toile, touches et masses picturales en attestent. Pour Amor Ben Mahmoud, la peinture et la sculpture lui permettent de mesurer l'amour qu'il porte à la matière artistique et aux matériaux qu'elle souscrit, matière et mouvement qui changent, face à l'œuvre qui se transforme. Nous reconnaissons chez l'artiste une infaillible technique, une maîtrise conjuguée par la force, la souplesse, la fluidité, la rigidité, la finitude, voire l'élégante grossiéreté. Nous reconnaissons également le contrôle et l'habileté du sculpteur, dans l'allure et les tournures du peintre. Un homme plus que tout fidèle à son art, à sa peinture et à sa trace sculpturale, piliers et repères dans notre Tunisie. L'expression inscrite sur les faciès de ses personnages paraît suspendue au temps qui les raconte et les traverse. Multiples sont les thématiques qu'a abordées Amor Ben Mahmoud, avec un amour invétéré pour les paysages marins, où la fluidité et la transparence bleutées du rendu répondent indubitablement à la pureté spirituelle de l'artiste. Avec la retenue des individus qui pensent que la concentration ultime et profonde permet l'envol absolu vers la mise en œuvre d'une «praxis». Alors, le juste hommage que l'on peut rendre au grand monsieur qu'il était, au-dessus de tout, est de montrer son art, une quête qui a débuté dans les années 1960, et qui ne doit jamais se terminer. Montrer son art, c'est le garder vivant. Car la véritable mort reste l'oubli.