Par Hayet BEN CHARRADA De plus en plus, nos universitaires s'inquiètent. Ils s'inquiètent énergiquement et méthodiquement, si vous me passez l'expression . Puisqu'ils organisent leur inquiétude dans des meetings, des rencontres massives et à travers des réseaux sociaux et pour la première fois depuis des décennies parlent comme un seul homme. Aussi, est-ce agréable de les voir nombreux ensemble, solidaires et pour la première dans leur histoire, d'accord autour d'un principe mobilisateur. Associations, dont le Forum universitaire pour la dignité, syndicats de l'enseignement et individualités de tous bords semblent déterminés à agir afin de défendre un bien collectif inaliénable ; quelque chose de précieux, de crucial, de vital pour le pays et qui engage l'avenir de notre peuple. De quoi s'agit-il? Non vous n'avez pas deviné, il ne s'agit pas de l'université. Il ne s'agit pas de notre vieille institution malade, ni de ses plaies ouvertes aux quatre vents; il ne s'agit pas des niveaux dégradés de nos étudiants, ni de nos diplômes dévalués et encore moins de la paupérisation de nos sphères pédagogiques et intellectuelles qui constituèrent en des temps révolus La Mecque des penseurs et le carrefour des grandes idées. Il s'agit d'un sujet bien plus pressant et beaucoup plus trivial : leur sécurité, non pas celle de leurs idées, ce qui serait de l'ordre d'une crainte pour la liberté de penser, de s'exprimer, etc. Non, nous signalons ici la simple et ordinaire sécurité physique des enseignants universitaires en tant que professionnels ! Et dire que l'on s'était beaucoup étonné l'autre jour quand j'avais assimilé la posture de l'universitaire à celle de n'importe quel autre professionnel, comme le banquier, le vendeur de condiments ou le chiffonnier ! Encore une fois, c'est ou trop ou trop peu pour moi En effet, avant d'aborder les arguments sociopolitiques qui ne sauraient à eux seuls expliquer le bourbier dans lequel patauge la profession, disons qu'il devient crucial pour les enseignants de reconnaître une fois pour toutes leur échec ; échec vérifiable au moins dans le schisme creusé entre eux-mêmes et leurs enseignés sur tous les plans. Et de toucher du doigt sans grimacer le fait que leur méfiance déclarée à l'endroit de leurs propres émules évoque un scénario pénible, celui de géniteurs démissionnaires face aux dérives de leur propre progéniture. Qu'ils aient, au moins, des yeux pour voir la déconfiture de l'ensemble du corps pédagogique dont ils participent, pour non pas se lamenter mais se battre afin de faire tout refaire de fond en comble ! Oui, refaire l'école dans le pays depuis la maternelle jusqu'à la doctorale. Sinon, c'est peine perdue. Au juste, nul ne peut nier qu'une école digne de ce nom aurait été de toute évidence capable d'immuniser ses propres enfants contre toutes les dérives et dans le lot: la violence et la délinquance à travers sa riche palette. J'ai l'air d'enfoncer des portes ouvertes, voire de tenter de convaincre des convaincus ; pas du tout. Sinon, dites-moi qui parmi les parties concernées ( depuis le sommet jusqu'au bas de la pyramide institutionnelle), qui depuis le ministre jusqu'au courtier, a jamais essayé de calculer avec rigueur l'impact de la dégradation progressive de notre enseignement, cette plaie éternellement ouverte dans le flanc de notre société et d'en faire un argument d'assainissement ? Personne que je sache. Ni en amont ni en aval. Tiens, en amont, restons-y. A ce niveau précis, on parle depuis janvier de devoir lutter contre le chômage des diplômés et de la précarité installée dans la vie des jeunes . Mais qui a jamais eu le cran de dire que ce fléau, outre qu'il est dû à un défaut de croissance, au manque de fonds, etc., est lié largement à un défaut d'employabilité , en l'occurrence celle d'une bonne majorité d' étudiants dont la formation a été bâclée ? Bien sûr, ce genre de vérité est très dérangeant car il s'agit d'un état de fait complexe et qui plus est difficilement rattrapable. Complexe, bien sûr, car outre la responsabilité politique, il interroge la caution professionnelle, éthique et déontologique de tous les intervenants dans le champ difficile de la formation des esprits. Puis irrattrapable car une formation, c'est de la durée, de la gestation et une construction intérieure ; pour tout dire c'est tout l'individu. Mais quand celui-ci a été défait ou défectueusement fait ? Eh bien, c'est la porte ouverte aux dégâts sur plus d'un palier. Oui ! Je ne pensais pas que réfléchir sur l'inquiétude de mes confrères allait me conduire si loin et me faire frotter encore une fois le nez contre le cuir rêche et qui sent si fort de notre posture hybride entre le bourreau et la victime. Mais revenons à notre sujet de départ. Il a été donc établi l'avènement d'agressions graves verbales et dans certains cas physiques sur la personne d'enseignantes dans certaines institutions universitaire, à l'Ecole supérieure de commerce, à la faculté des Lettres de Manouba et aussi à la faculté des Sciences religieuses. Les agresseurs sont des étudiants de la mouvance salafiste. Je dis mouvance car ces sujets qui tout d'un coup ont pris une forme personnalisée, repérable par des atours vestimentaires et capillaires spécifiques, ne sont revendiqués par aucune structure politique ou sociale précise. De leur côté, ils ne se réclament de personne ! Ces gens apparus soudain comme une épiphanie étrange dans le paysage social sans qu'on sache d'où ils viennent et surtout, et c'est ce qui compte, où ils comptent aller, qui sont-ils vraiment ? D'anciens anachorètes, des missionnaires ou une gent trans-humaine ? Quel poids ont-ils du point de vue logistique, idéologique et humain ? Pour avoir discuté avec certains d'entre eux, ce qui a été, croyez-moi une vraie gageure, j'ai pu comprendre qu'ils reniaient toute appartenance à la base nahdhaouie. Ce sont, on va dire, des actants sociaux, des volontaires déterminés à offrir leur propre modèle et à faire entendre une voix et une vision des choses confisquées depuis des décennies par les autorités. Quant à leur nombre exact, leurs ressources à l'intérieur ou à l'extérieur du pays, leurs chefs de file, leurs projets, tout cela demeure un mystère insondable ; quand bien même ils auraient su tout cela, mes interlocuteurs n'allaient tout de même pas me faire des confidences! C'était déjà trop leur demander que de converser avec une femelle. J'aurais cependant retenu une chose, c'est qu'ils sont bien intentionnés à l'égard des Tunisiens en faveur de qui ils souhaitent jouer le rôle de passeurs pour le paradis. Je vous assure que cela m'a été explicitement dit avec tout le sérieux du monde. Tout cela me conduit à une constatation finale et à deux conclusions . Pour ce qui est de la constatation, je veux juste transmettre mon étonnement très naïf quant à l'anachronisme des débats que notre révolution a bizarrement provoqués. Des thèmes rabougris et effrayants, tels que la chose vestimentaire, ou la violence, cette expression du corps la moins civilisée, la plus fruste , la plus élémentaire et qui se réclame de l'âge de la pierre taillée, voire pas encore taillée. Et des palabres complètement obsolètes concernant la couleur du fichu , l'amplitude du jupon et la restriction du décolleté, etc. ce dernier argument (entendez le décolleté), c'est un motif très profond ! Ça aurait dessiné, soit dit en passant, un snob sourire sur les lèvres parfumées de souak de nos grands-mères et arrière-grands-mères tunisiennes ! Mais, voilà ça reprend du service dans de nouvelles conditions parmi tant d'autres motifs exhumés de la nuit des temps . Et cela fait tabac plus que jamais parmi des jeunots et des jeunettes . Pauvres enfants ! Un vrai crève-cœur qui, faut-il le dire, console complètement les vieilles et les vieux de leur vieillesse. Quant à mes conclusions, les voici : 1) Faute d'une identification nette de cet adversaire maintenu sous le signalement générique et si vague de «salafia», la société, et les universitaires dans le lot ne peuvent que rester dans l'expectative et accepter malheureusement de devoir se livrer à ce qui promet d'être une véritable chasse aux sorcières. 2) La vigilance de la société civile est plus que jamais de mise dans une conjoncture locale, régionale et plus largement internationale où les hommes et les discours politiques abondent dans l'opacité, l'ambigüité et avancent de plus en plus masqués. Au point qu'on n'y voit plus que du flou aussi bien dehors, à côté que dedans. Au final, je ne puis m'empêcher de lire dans ce qui se passe aujourd'hui chez nous et dans le monde, car tout est dans tout, n'est-ce pas ? J'ai donc envie de lire dans tout ce tumulte a priori illisible, les folles péripéties d'une histoire idiote écrite par des charlatans tout puissants. Vivrons- nous assez longtemps pour en voir la fin ?