Une jeune journaliste de la télévision nous demandait l'autre jour pourquoi on écrit si peu sur l'histoire de notre pays. La question nous semblait alors inopportune ; nous assistions en effet à la présentation d'un excellent ouvrage d'Abdelaziz Doulatli sur « Tunis, capitale des Hafsides ». Notre interlocutrice ne savait sans doute pas que tous les ans, des académiciens tunisiens, arabes et étrangers publient des dizaines d'articles et d'études sur la Tunisie. Les associations d'historiens et les groupes de recherche spécialisés organisent régulièrement des rencontres, des journées d'étude, des séminaires et des colloques portant sur une période de notre passé lointain ou immédiat. Les thèses et mémoires ne se comptent plus qui ressuscitent les temps glorieux ou difficiles des générations révolues ou qui ressuscitent des personnages historiques oubliés. Chaque région revisite aujourd'hui son passé, revalorise son patrimoine archéologique et rend hommage aux hommes qui l'ont enrichi et à ceux qui l'ont conservé. Pas plus tard que la semaine dernière, le docteur Abdelhamid Hélali a présenté son nouveau livre sur la contribution des zones rurales du Nord-ouest à la lutte nationale. Par ailleurs, le nombre des musées historiques nationaux et régionaux est en constante hausse, les sites archéologiques sont partout de mieux en mieux préservés. Les travaux de restauration et de réhabilitation n'épargnent aucune « Médina » du pays. Tout cela pour dire que notre histoire se porte plutôt bien, que notre mémoire se conserve même très bien. Nous constatons, en revanche, que de sérieux problèmes se posent ces dix dernières années à ceux qui l'enseignent. Les « Historiens » des lycées et des facultés s'inquiètent pour l'avenir de leur matière surtout en ce qui concerne les futurs diplômés de cette filière universitaire.
Au compte-gouttes Dans les lycées et depuis la suppression de l'enseignement de l'histoire dans les classes terminales des branches scientifiques, le total des heures enseignées par les professeurs de la matière a considérablement diminué. Et logiquement, le nombre des postes libres a baissé également. Les recrutements d'historiens se font désormais au-compte-gouttes dans les établissements du secondaire. On a même constaté cette année que, sur les 8000 candidats au CAPES, il n'y avait que 50 diplômés d'histoire-géographie. Cet état de fait n'est pas de nature à encourager les bacheliers à choisir ladite filière dans leurs dossiers d'orientation. Ceux qui, actuellement, étudient ces deux matières au Supérieur ne le font pas tous de leur propre gré. C'est l'ordinateur qui a décidé du sort de ces étudiants dont la plupart savent d'avance que les débouchés sont de plus en plus rares dans leur spécialité.
Quels horizons ? A l'Université, les postes créés annuellement se comptent sur le bout des doigts ; parfois, il n'y en a qu'un seul ou deux à pourvoir sur l'ensemble du territoire. Des chercheurs qui ont déjà soutenu leurs thèses pour lesquelles ils ont reçu la meilleure des mentions ont presque désespéré de faire un jour partie des enseignants universitaires. Ils ont beau passer le concours plus de trois fois, ajouter chaque année un nouvel article dans le dossier de recrutement, leurs chances d'être retenus s'amenuisent d'une session à l'autre. Alors qu'il y a dix ans, même les agrégés (sans thèse de troisième cycle) réussissaient à ces épreuves et se faisaient affecter dans les meilleurs établissements universitaires. Aujourd'hui et en dépit des nombreuses créations d'instituts supérieurs et malgré la décentralisation qu'elle induit, le recrutement des historiens demeure difficile et les rares postes créés le sont dans des régions de l'intérieur de plus en plus éloignées de Tunis. Mais qu'à cela ne tienne, vous diront les candidats lesquels sont prêts à enseigner au milieu du désert s'il le faut, pourvu que leurs noms soient retenus par les jurys de recrutement, ces commissions dont on dit rarement du bien et qu'on accuse de tous les maux ! En ce qui concerne les universitaires déjà en exercice, chaque nouvelle année leur apporte de nouvelles surprises. C'est ainsi que certains parmi eux se sont vu obligés d'enseigner dans plus d'un établissement pour pouvoir assurer le nombre d'heures dues aux enseignants de leur grade. Espoirs ... La situation ne rassure donc point ni au lycée ni à la faculté et la solution n'est pas dans la suppression pure et simple de l'enseignement de l'histoire. Pourquoi ne pense-t-on pas au contraire à y consacrer des séances dans les emplois du primaire, cours à confier bien évidemment à des professeurs d'école spécialisés. Et puis n'y a-t-il que l'enseignement comme horizon à offrir aux diplômés d'histoire et de géographie ? Tous les ministères sont appelés à recruter les historiens et les géographes, et plus particulièrement le ministère de la culture et de la sauvegarde du patrimoine et celui du tourisme. L'UGTT qui connaît bien le problème devrait, elle aussi, engager les diplômés d'histoire ; l'organisation des patrons doit également se sentir concernée par le chômage des historiens et des géographes ; l'Union des Femmes Tunisiennes, les partis politiques, les associations de tous bords peuvent atténuer les effets de cette crise. En attendant que tout le monde s'attèlle à cette fin, certains maîtrisards et quelques « docteurs » en histoire ont le sentiment d'être entrés par la petite porte dans « l'histoire ».