Par Slaheddine KAROUI Les réseaux sociaux sont porteurs d'un certain nombre de conséquences : à l'avenir il faut s'attendre à voir les nombreux groupements qui se créent en leur sein se comporter comme des associations de défense des consommateurs, des assurés, des clients des banques ou s'organiser pour interférer dans les politiques de l'éducation, de la sécurité sociale, des retraites ou encore se mobiliser pour peser sur le marché en dictant aux marques leurs conditions d'achat et les produits qu'elles souhaitent voir apparaître sur les étals. Une chose est certaine : les communautés sur le réseau ne resteront pas passives, se suffisant de partager des photos, des vidéos et du courriel. Elles manifesteront leur puissance dès qu'elles se sentiront en mesure de le faire. Agissant en milieu virtuel, relativement à l'abri des rigueurs de la loi, s'adressant à des milliards d'individus, elles portent en elles les ingrédients nécessaires et suffisants pour modifier les équilibres sociaux et les rapports de pouvoir. Elles susciteront une effervescence considérable d'idées dans le secteur social, d'abord, puis dans tous les secteurs, provoquant de nombreux débats virtuels échappant complètement aux pouvoirs et contre-pouvoirs, qui essayeront, selon le cas, de les exploiter ou les combattre. Les réseaux du web, toutes catégories confondues, constitueront, dans le futur, un moyen de communication d'une autre nature, caractérisé par des pôles communautaires à large audience interagissant entre eux, suscitant et imposant des débats, des actions, des manifestations, des comportements économiques nouveaux, des modifications sociales en profondeur. Ils transformeront les modèles culturels de toutes les sociétés et en premier lieu des sociétés africaines car elles sont structurellement et institutionnellement les moins bien préparées et outillées pour les intégrer, en douce, dans leurs matrices économiques, culturelles et sociales. L'engouement pour les réseaux sociaux n'est donc pas un phénomène de société passager. C'est un comportement nouveau véhiculant d'autres modèles de travail, de loisirs, de rêve, d'évasion et de relations humaines qui ne ressembleront pas aux modèles que nous avons connus jusque-là. Les réseaux sociaux sont, sans doute, en train de préparer l'implantation d'un type nouveau de société qui, dans quelques générations, apparentera celui que nous vivons à la préhistoire. Mais, pour réaliser cette révolution des mœurs et des comportements, les réseaux sociaux pourront-ils survivre sans revenus alors que c'est la gratuité qui fait leur popularité ? Pour contourner cette difficulté et rentabiliser leurs activités, ils ont recours à la publicité, mais apparemment, sans succès, pour deux raisons principales : Premièrement, les annonceurs ne sont pas enclins à passer des annonces publicitaires sur des pages pouvant contenir des propos, des textes ou des photos illicites ne correspondant pas à la déontologie de la commercialisation de leur produit ou de la marque annoncée. Cette réticence pourrait être contournée par les réseaux sociaux en contrôlant les textes mis en ligne par leurs membres, mais ce contrôle risquerait de provoquer la fuite de ces derniers. Or un réseau impopulaire, donc sans audience, éloignerait davantage les annonceurs. Deuxièmement, le contenu de l'espace réservé à la publicité est incompatible avec celui qui est réclamé par les utilisateurs. En dépit de ces contraintes, les publicitaires sont de plus en plus nombreux à investir les réseaux sociaux pour y présenter leurs marques et produits, partant de l'idée, exacte, qu'ils peuvent être utilisés à des fins promotionnelles planétaires, au moindre coût. Il semblerait, d'ailleurs, d'après une étude menée en juillet 2009 par Wetpaint "plateforme de réseau social", que le chiffre d'affaires des entreprises les plus actives sur les médias sociaux a augmenté de 18% au cours des 12 derniers mois. Le constat est donc clair: la promotion d'une entreprise et de ses produits ou services passent désormais par les réseaux sociaux, qui, malgré cette manne financière, continuent d'avoir des difficultés à boucler leurs budgets. Les entreprises tunisiennes sauront-elles saisir les opportunités que leur offrent les réseaux pour faire la promotion de leurs produits et marques ? Tout dépend de leur motivation à internationaliser leurs commerces et de la volonté de l'autorité publique à les y aider par des mesures incitatives qui restent à inventer. Mais la publicité n'est pas l'unique source de financement des réseaux. Les abonnements en sont une autre. Cependant, pour conserver leurs adhérents, certains réseaux comme Facebook et Copains n'en font pas usage, alors que d'autres réseaux, plus pointus, tel que Match, parviennent à survivre de leurs abonnements récurrents ou à l'acte. Quoiqu'il en soit, les revenus cumulés générés par la publicité et les abonnements ne semblent pas rentabiliser les activités des réseaux sociaux qui font face à de nombreuses et importantes dépenses de consommation électrique (1,2 milliard de dollars pour Facebook), d'achat de serveurs et de mise en place de bandes passantes géantes, en vue de satisfaire l'édition de millions de messages et de photos par seconde. Aussi, pour sortir de cette impasse financière, ils cherchent à exploiter toutes les innovations nouvelles, dont la 3D, qui a l'avantage de multiplier et enrichir les interactions entre utilisateurs, pour mieux les asservir au monde virtuel. En effet, une fois devenus accros aux réseaux sociaux, les utilisateurs payeront le prix qu'il faudra pour ne plus les quitter afin de continuer d'avoir accès aux nombreuses commodités qui leur sont offertes pour leur vie courante. Cependant, comme ces réseaux ont l'inconvénient et la prétention de mettre en fiche tous les citoyens en âge d'utiliser un ordinateur, il est impossible pour ces derniers de ne pas les ressentir, à un moment où un autre, comme attentatoires à leur vie privée. De même il est difficile, pour les Etats, pour des raisons de sécurité et même de souveraineté, de laisser les réseaux mettre sous fiche leurs citoyens. C'est là un aspect des TIC qui aura pris, complètement, au dépourvu les gouvernements, les commissions, comités, agences et autres organisations chargés de l'informatique et des libertés à travers le monde. En effet, ces instances n'ont pas anticipé, à temps, l'apparition sur la Toile, de réseaux sociaux étrangers munis de moyens efficaces pour mettre en fiche l'identité de leurs citoyens, leurs photos, leurs attitudes et comportements, leurs savoirs et habilités, leurs espérances et frustrations, c'est-à-dire, en somme, assurer le suivi des tendances morales, confessionnelles, économiques, sociales et culturelles des sociétés. Exploités comme indicateurs de la performance globale d'un pays, ils pourraient peser sur son destin. C'est pourquoi les législateurs tentent d'institutionnaliser des contre-pouvoirs destinés à canaliser leurs effets. Mais, n'est-il pas déjà trop tard, en raison de leur audience désormais mondiale ? En supposant que ces réseaux cessent à un moment donné d'être politiquement neutres, quels usages les forces dominantes pourraient-elles en faire ? Comment la Tunisie pourrait-elle protéger ses citoyens du harcèlement publicitaire et moral ainsi que du chantage professionnel et des attaques malveillantes? Comment pourrait-elle se prémunir contre les manipulations ? A quels désordres sa société ne serait-elle pas exposée si un puissant réseau viendrait à s'en prendre à elle ? En espérant que ces scénarios catastrophes ne se produiront jamais, laissons nous bercer par l'espoir d'un avenir rendu plus viable par les réseaux. En effet, peut-être qu'en coopérant ensemble, Etats et réseaux bâtiront un univers où la qualité de la vie serait meilleure qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quoiqu'il en soit, le développement des réseaux sociaux soutenu par les adhésions grandissantes de ses membres est révélateur de l'avidité des individus à communiquer sincèrement et sans contrepartie. Avidité que, apparemment, ils ne parviennent pas à satisfaire dans le monde réel. Le temps, de plus en plus grand, passé à surfer sur la Toile dans le but de retrouver une vieille connaissance ou en nouer une nouvelle pour égrener des souvenirs, épancher des états d'âme ou chercher de nouvelles sensations, alors que le monde réel est là pour ça, indique à l'évidence que, dans la sphère réelle, les individus se parlent mais ne communiquent pas. Les plus pessimistes disent qu'ils se parlent pour réfréner leur agressivité et les plus optimistes disent qu'ils le font par nécessité. Les uns et les autres ont probablement raison tant il est vrai que nous vivons dans un monde rude, marqué par les catastrophes naturelles et les guerres dévastatrices, les accidents meurtriers, les crises financières ruineuses, les fractures sociales frustrantes, le racisme indigne, l'individualisme égoïste, l'éclatement de la famille, la méfiance, l'avarice érigée en vertu, le conflit grandissant et malsain entre les hommes et les femmes en dehors du couple et dans le couple…Ces facteurs de désunion aggravés par l'inintelligibilité de l'avenir ne favorisent pas l'établissement d'une communication agréable et sereine entre les membres d'une même société et encore moins entre les membres de sociétés différentes. Les rapports, quand ils sont motivés essentiellement par l'intérêt ainsi que des considérations égoïstes et mesquines, relègue au plus profond de l'être humain ses dispositions sociales à aimer, partager et secourir. Il s'enferme alors dans une solitude difficile à supporter, dont il tente d'en sortir par tous les moyens. Les réseaux sociaux figurent parmi ces moyens : ils en sont peut-être l'expression la plus achevée dans la mesure où ils offrent à l'individu la possibilité d'oublier, le temps d'une connexion, ses misères quotidiennes en le plongeant dans un univers où se déploie à l'infini la communication sincère et franche qui lui manque dans son environnement réel.