Par Brahim EL AISSI De par la structuration sociale et la position géopolitique du pays, la personnalité tunisienne a toujours montré sa capacité adaptative et sa plasticité psychologique pour s'accommoder de toutes les civilisations qui l'ont façonnée tout le long de l'histoire humaine. Elle est restée imbue de sa foi musulmane et respectueuse de toutes les valeurs humaines, sans polémique ni confusion, malgré son ébranlement, de temps à autre, dans son essence par des tergiversations coloniales d'un groupe de Français racistes qui ne cherchent, en leur for intérieur qu'à s'imposer par l'arme et la force. Elle a été toujours attachée à un Islam modéré et tolérant, qui l'a amenée à s'émanciper de la tyrannie coloniale, et à enregistrer depuis des progrès significatifs et salutaires dans tous les domaines technico-économiques, éducatifs et socioculturels, et à prouver une certaine compatibilité des valeurs authentiques de l'Islam avec les évolutions sociales qui se sont succédé au fil des années et dans tous les espaces. Elle peut encore montrer au monde islamique avec toutes ses confessions et ses tendances que la religion musulmane n'est pas incompatible avec les principes fondamentaux de la démocratie et de l'affabilité humaine, à la seule condition que les deux systèmes des valeurs religieuses et civiles n'embrouillent pas sa quiétude et sa paix spirituelles et ne se confondent pas dans les esprits de ceux qui vont présider désormais à son destin. D'ailleurs, l'histoire a prouvé, toujours et partout, que le pouvoir civil et le pouvoir religieux ne peuvent cohabiter dans une même personnalité, le premier se fonde sur une relation directe avec Dieu sans intermédiaire, pour se pencher sur les problèmes du vécu quotidien et de la condition sociale, alors que le second se présente comme une émanation d'une seule autorité divine qui l'autorise à confondre les deux pouvoirs et à se servir du second pour asseoir le premier dans l'espoir d'une meilleure existence mondaine. Quels que soient leurs espoirs, chaque système de pouvoir se concrétise toujours par un ensemble d'attitudes et des conduites distinctives qui ne peuvent être bien saisies que dans leur double aspect. – Un aspect visible et matériellement apparent et sans équivoque qu'on peut observer à travers l'adoption d'un système des valeurs et d'un ensemble de comportements qui révèlent au quotidien son caractère civil ou religieux : les tenues vestimentaires, les postures, les expressions verbales et physiques, les actes, les langages utilisés, les rites et les mœurs, le respect inconditionnel des principes fondamentaux et des engagements spécifiques à chaque pouvoir, les réalisations concrètes et les performances, etc. – Un aspect caché qui n'apparaît qu'à travers une lecture profonde pour pouvoir réellement dissocier cet amalgame et distinguer le visible et l'observable du dissimulé et du profond, le dit du non- dit, le motif évoqué du mobile invisible, et qui peut constituer l'implicite mais la véritable motivation de toute conduite ou attitude. Malgré ce risque d'amalgame et de confusion idéologique, ce peuple imbu de sa liberté civile et jaloux de ses acquis sociaux et culturels a fait son choix en toute liberté, par son vote le 23 octobre 2011 ; abstraction faite des tactiques et des moyens qui ont été utilisés par les candidats, il a accordé, pour différentes motivations, sa confiance à un parti d'obédience religieuse auquel il confère une certaine autorité dans l'unique espoir de ne pas voir sa foi musulmane sans cesse mise en question, et son inconscient collectif ébranlé par des chamailleries idéologiques, mais de constater réellement que sa condition économique et sociale s'améliore et qu'il peut vivre sereinement en compatibilité avec ses systèmes de valeurs qu'il a établis tout le long de son histoire. Face à cette double attente, la charge de ce nouveau parti aux rênes du pays se montre fort délicate, il doit répondre le plus rapidement et le plus concrètement possible à un double défi. • Honorer ses engagements économiques pour améliorer la condition sociale du citoyen. • S'inspirer des véritables valeurs religieuses et universelles pour guider une société ouverte, modérée, et jouissant, sans polémique et embrouille idéologique, d'une certaine liberté et d'une conscience collective aspirant à plus de dignité, d'égalité, de citoyenneté, de justice, de loyauté , de cohésion, de fraternité et de liberté. Gagner un tel défi paraît pour ce parti possible malgré les innombrables et profondes difficultés qu'il va rencontrer, à la seule condition que ses dirigeants arrivent dans leur for intérieur et à travers leurs conduites et leurs comportements, et non avec un double discours, à dissocier le religieux du civil pour honorer leurs engagements sociaux et économiques qu'ils ont pu finaliser tout le long de leurs campagnes électorales. Ils sont appelés à s'investir et à se pencher seuls, ou en collaboration avec d'autres, sur les problèmes du vécu quotidien avec des projets de redressement dont les objectifs généraux et intermédiaires, pour tous les domaines, sont réalisables avec des moyens raisonnables, délimités dans le temps et dans l'espace, contrôlables à tout moment par des indicateurs chiffrés et qui peuvent amener le pays à faire face aux multiples contraintes qu'impose un système de mondialisation outrageux, étouffant et phagocytant : le domaine d'une fiscalité trop écrasante et injuste, d'une santé publique avec sa double vitesse, d'une économie avec sa faible compétitivité, et son déséquilibre structurel, catégoriel et régional, d'une finance avec ses inflations successives et ses déficits budgétaires alarmants, le domaine socioprofessionnel avec son code du travail dénaturé, ses règlements incompatibles et révolus ou le système d'éducation et d'enseignement avec son amalgame pédagogique et sa confusion structurelle et organisationnelle ( voir notre article intitulé «partis politiques tunisiens :finalisez vos discours» La Presse du 19 septembre 2011 ). Pour réussir, ils doivent réellement réviser leurs conceptions de manière que le peuple tunisien ne les voie plus comme des opportunistes qui ont su exploiter sa foi musulmane et ses espoirs de liberté pour prendre le pouvoir et s'approprier, au nom de l'unité et de la sécurité nationales, les postes-clés de l'administration tunisienne (P.-d.g, directeurs, gouverneurs, délégués, présidents des organisations nationales économiques, sociales et culturelles et des associations civiles) à l'instar du RCD qui a fini par écarter les compétences pour différentes raisons objectives en apparence mais subjectives dans leur fond, arriver ainsi à exploiter, durant 23 ans, la vulnérabilité et la sensibilité du Tunisien et à instaurer sans résistance et à l'insu du peuple une injustice généralisée et une dictature invisible. Pour éviter une pareille reproduction et un éventuel dérapage que le pays pourrait connaître, la mission des autres partis, de toutes les organisations professionnelles et toutes les composantes de la société civile doit se concentrer en priorité pour diriger l'attention de ces nouveaux dirigeants vers la consolidation du respect inconditionnel des acquis sociaux, civils et culturels, notamment lorsqu'ils n'arrivent pas à dissocier dans les faits leur double pouvoir qu'ils cherchent d'une manière non déclarée à faire diluer leurs responsabilités dans des polémiques stériles, à détourner l'attention du peuple de ses véritables calvaires ou qu'ils accordent au pouvoir religieux toute la priorité sous prétexte qu'il constitue leur seule référence pour mettre en œuvre leur programme de développement économique et social. Faute de quoi et en l'absence d'une véritable opposition publiquement et officiellement reconnue assumant ce rôle rectificateur et rémédiateur, la duplication de la même stratégie du RCD risque de faire naître, imprudemment, une autre hégémonie de source religieuse et de préparer ainsi lentement et subtilement un autre régime policier plus invisible, et une résurrection d'une seconde dictature plus pernicieuse et plus meurtrière.