Par Moncef HORCHANI Le 23 octobre dernier, les urnes ont rendu leur verdict, donnant des résultats aussi prévisibles que surprenants. Prévisibles furent le devancement d'Ennahdha sur le reste des formations politiques candidates aux élections; la représentation à l'Assemblée constituante des grands partis; la déroute relative des néo-partis et des listes indépendantes. Surprenants furent l'ampleur du score réalisé par Ennahdha; le nombre dérisoire des sièges décrochés par des partis dont on attendait des résultats meilleurs; la sortie de l'ombre, fulgurante ,d'un mouvement politique, El Aridha, qui a dérangé plus d'un et qu'on s'est vite empressé à diaboliser à tort ou à raison. Après l'euphorie un peu excessive des triomphants et l'amertume fort compréhensible des rescapés et des naufragés est venu le moment de l'action, ou plutôt de l'agitation. La course pour le pouvoir s'est bel et bien déclenchée avant même la proclamation des résultats, bien avant la tenue de l'Assemblée, pourtant seule habilitée à mettre en place les structures dirigeantes du pays puis à élaborer la nouvelle Constitution, tâche pour laquelle elle a été élue. Or, ce qui se passe dans les coulisses reflète la volonté des partis vainqueurs de se partager à tout prix et au plus vite le gâteau comme s'ils étaient hantés par la crainte d'en être privés. Sitôt les résultats partiels divulgués, le secrétaire général du parti Ennahdha, ne s'est-il pas porté candidat au poste de Premier ministre ? Le moment de cette annonce était vraiment inopportun, car cette candidature, qui s'apparente plutôt à une proclamation, ouvrait prématurément la porte aux convoitises, aux tractations, aux dissensions… En fait, pour que le parti Ennahdha puisse réellement accéder à ce poste, il fallait qu'il forme d'abord une coalition, car les 40% des sièges obtenus — à la faveur, il faut l'admettre, de la non-participation de la moitié du corps électoral et des voix perdues dues à la multiplicité des candidats aux élections — ne pouvaient pas lui permettre d'aspirer à l'exercice exclusif du pouvoir. Il lui fallait donc un partenaire pour avoir la maîtrise du pouvoir, ou, mieux, plusieurs partenaires afin de se donner une meilleure couverture pour l'application de son programme. D'où cette idée déclarée de gouvernement d'union nationale dont il est fondamentalement la pièce maîtresse et qui traduit sa volonté d'avoir la mainmise et sur le gouvernement et sur l'Assemblée avec la bénédiction de ses «associés» de circonstance. Mais, déception, cette large union souhaitée n'a pas pu se réaliser puisque plusieurs partis ont préféré se ranger dans l'opposition plutôt que de faire de la figuration dans un gouvernement dominé par Ennahdha qui, malgré ses déclarations rassurantes, n'offrirait que des miettes de pouvoir à ses partenaires. A défaut de gouvernement d'union nationale, Ennahdha ne devra compter, dans un premier temps, que sur le ralliement à sa cause d'un seul parti, à savoir le Parti du Congrès pour la République (CPR). Cette association est d'autant plus surprenante que tout oppose les deux formations sur le plan idéologique et sur le sens donné aux libertés fondamentales. Le seul point commun entre les dirigeants des deux mouvements ne pouvait être que l'exercice du pouvoir. Si le parti Ennahdha tire une certaine satisfaction de cette association dans la mesure où il détient, grâce aux 29 sièges de son allié, la majorité simple à l'Assemblée, le CPR, en revanche, se trouve dans une posture peu enviable en étant, au départ, le seul parti à donner ses voix à Ennahdha et en favorisant ainsi la «monopolisation» du pouvoir. En effet, l'intérêt national, qu'on se plaît à évoquer en toutes circonstances, quoiqu'il s'agisse d'un argument de façade, exige des coalitions plus larges pour pouvoir parler, agir et décider au nom du peuple. Faire donc cavalier seul aux côtés d'Ennahdha serait sans doute mal perçu par l'opinion publique, la société civile, les médias... et ternirait l'image de M. Marzouki et de son parti. La bouée de sauvetage pour le CPR fut incontestablement l'adhésion à la coalition d'un troisième parti, «Ettakatol», dont le président, et homme providentiel pour les deux formations déjà associées, fait valoir, lui aussi, l'intérêt supérieur du pays pour justifier, sans pour autant convaincre, son entrée en scène dans le partage du pouvoir. Il a déclaré certes que sa participation était sujette à la formation d'un gouvernement d'intérêt national, mais le rejet catégorique de cette condition par sa «famille alliée» ne l'a pas dérangé outre mesure. En effet, plutôt que de renoncer à l'adhésion, comme on s'y attendait puisqu'il a laissé entendre auparavant qu'il se désisterait si sa proposition n'était pas retenue, il s'est maintenu dans la coalition pour avoir, lui aussi, sa part du gâteau. Beaucoup d'électeurs qui ont voté pour lui, et qui s'attendaient à ce que son parti aille consolider l'opposition afin qu'elle puisse constituer au sein de l'Assemblée un contre-pouvoir solide, sont déçus qu'il ne l'ait pas fait et ils ne manqueront probablement pas de reconsidérer leur vote lors des prochaines élections. On lui reprochera longtemps son mauvais calcul et il en paiera sans doute les frais, ce qui est regrettable pour un parti qui se veut le défenseur de la démocratie et des libertés et non un parti avide de pouvoir à l'image de ses associés. Beaucoup parmi les Tunisiens s'interrogent sur ce qui se trame dans les coulisses. Ils sont exaspérés par tout ce remue-ménage fait autour du partage du pouvoir au sommet de l'Etat et au niveau du gouvernement. Dans la rue, les commentaires ironiques vont bon train. Egalement, nombreux sont ceux qui ne cachent pas leur déception et leur inquiétude pour l'avenir. Tout ce branle-bas qui n'a que trop duré et qui intervient avant la tenue de l'Assemblée — rencontres tripartites pour savoir qui veut quoi, travaux de commissions pour établir une plateforme politique taillée sur mesure — ne se justifie que par l'obsession des trois coalisés de diriger le pays à leur manière et dans la durée. Sur ce plan, qu'on n'aille pas leur dire qu'ils se sont pourtant engagés, avant les élections, à gérer les affaires du pays pour une durée d'une année, le temps d'élaborer une Constitution, car ils trouveront moult prétextes pour se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir. En effet , il est difficile aux coalisés de céder, très vite, le pouvoir surtout quand ils l'ont obtenu à la faveur d'une élection, fusse-t-elle l'élection d'une Assemblée constituante. Le principe «j'y suis, j'y reste» les met à l'abri de toutes les déconvenues qui pourraient survenir à l'occasion de la tenue des prochaines élections législatives. C'est que chaque parti en lice pour le pouvoir a un programme spécifique à appliquer, des idées à faire passer et il ne peut le faire que dans la durée. Le n°2 d'Ennahdha et futur Premier ministre n'a-t-il pas déjà annoncé la couleur quant à la philosophie de sa politique? Bref, les élections ont bien eu lieu à la date fixée.Dans la limite de la correction quoiqu'on ait voulu qu'elles soient à l'abri de toute critique. Les résultats sont là aussi bizarres soient-ils. La bataille pour le partage du pouvoir a aussitôt commencé avec ce qu'elle implique comme calculs, manœuvres, intrigues. Que d'incertitudes en perspective!