Par Mounir KHELIFA On est stupéfaits par l'incroyable aptitude des islamistes à virer de cuti, à dire la chose et son contraire, à manier le double langage. Ce désordre rhétorique, les commentateurs l'ont diversement nommé: tartufferie, incohérence, immaturité politique, opportunisme électoraliste, etc. Les plus aimables ont parlé de «realpolitik», de souplesse idéologique, de pluralité de voix, d'inexpérience, etc. L'explication pourrait être beaucoup plus simple : les islamistes n'ont pas de principes. Ils ont un référentiel. Ils ne cessent de le dire. Or un référentiel ne renvoie pas à un socle inamovible de fondamentaux mais à des marques, des indications, des points de repères. Et dans le référentiel arabo-islamique, ces marques sont disséminées dans un immense corpus de connaissances, lequel, outre le Coran, la Tradition du Prophète, et leur immense exégèse, contient la culture populaire, les us et coutumes de nos peuples, l'histoire politique, événementielle, intellectuelle de l'empire musulman, etc. Naturellement, il serait tout à faire illusoire de s'attendre à ce que ce corpus soit homogène ou cohérent. L'Islam, à l'instar des autres grandes cultures, a exalté aussi bien la paix que la guerre, la clémence que le châtiment, la magnanimité que l'intransigeance, l'humilité que l'orgueil, la liberté que la servitude, la tolérance que le fanatisme. Les islamistes nous assurent qu'ils ne vont privilégier que ce qui est bon et vertueux. Soit. Mais cette assurance ne vaut que par l'appréciation intime de ce que l'on juge bon et vertueux, un acte hélas trop souvent déterminé par des conditions historiques et matérielles qui n'ont rien d'éthique. Le calife Omar II, par exemple, fut un prince exemplaire, un modèle de piété et de sagesse, mais il s'en est trouvé une faction musulmane pour penser autrement au point de l'assassiner. Cet exemple (on peut le multiplier par mille) prouve que puiser ses valeurs dans le référentiel arabo-islamique est un acte risqué et incertain pour la raison que ce référentiel est un espace à géométrie variable et aux contours imprécis et mobiles. Tant que les islamistes sont persuadés qu'ils campent en deçà d'une sorte de ligne d'horizon vertueuse, une ligne que chacun aura lui-même tracée, ils continueront, en toute bonne foi, à soutenir les positions les plus diverses et les plus contradictoires. Cet état de chose, à mon avis, perdurera tant que chaque islamiste n'a pas de prompteur à ses côtés pour lui souffler le dogme officiel du jour, et ceux qui croient que l'exercice du pouvoir responsabilisera les islamistes, et qu'avec la responsabilité viendront l'unité et la cohérence du discours, se trompent. La dissonance (que l'impétrant président de la République a gentiment nommée «voix plurielles») fait partie de l'idéologie islamiste, au moins de l'islamisme tunisien. Car est-il concevable de soutenir en moins de 24 heures et le califat et la République ? Un lapsus linguae? Un élan lyrique ? Une malencontreuse métaphore? Non. L'auteur de cet ahurissant brouillamini paraît sincèrement offusqué qu'on s'en offusque. Normal : il ne l'a pas aperçu. Et c'est précisément cette incapacité de prendre acte de la contradiction (pour la dépasser), cette aisance de subvertir la chose qu'on dit protéger (pénaliser la mère célibataire pour promouvoir la liberté des femmes), cette facilité à ôter à la parole sa gravité et lui faire dire ce qu'elle ne dit pas (le califat et le républicanisme sont la même chose); en d'autres termes, ce double langage permanent, qui est une véritable cause d'inquiétude. Pour deux raisons : parce que c'est une chose qui ne va pas disparaître chez les islamistes et à laquelle il va falloir s'habituer; mais, plus grave encore, parce que toutes les occurrences controversées de ce double discours ont porté invariablement vers un unique objectif : restreindre les libertés. Tout se passe comme si les islamistes, nonobstant leurs efforts pour la modération, ont gardé des rémanences de leur passé extrémiste. Tout ce passe comme si toute idéologie chemine inexorablement vers son extrême dans la mesure où l'idéologie poursuit la logique de l'idée. Les modernistes, eux, adoptent les grands principes universels: liberté, égalité, progrès, droits de l'homme, droit à la différence, perfectibilité du genre humain, etc. Des principes infrangibles, hérités généralement des Lumières. La moindre encornure leur est fatale. Un «peu de droits de l'Homme» n'a pas plus de sens qu'être «un peu enceinte», comme plaisantent les Anglais. Une quotité des droits de l'Homme, c'est la négation des droits de l'Homme. De même une liberté conditionnelle est un mauvais oxymore dont la véritable signification indique l'annulation de la liberté. On le sait désormais, les droits de l'homme ne sont pas une politique, c'est-a-dire qu'ils ne sont pas sujets à des compromis, négociations, ou arrangements. Ils sont soit respectés soit bafoués. Ils ne sont pas un référentiel, un vaste continent de valeurs où l'on est assuré de trouver ce qu'on recherche pour peu qu'on y prenne la peine, ils sont des îlots de certitude dans un océan de doute et d'ambiguïté. On ne badine pas avec les principes. On comprend maintenant pourquoi les modernistes paraissent parfois secs, abstraits, jacobins, intraitables, tranchants, dogmatiques. «Pas de semainier pour la liberté», disait joliment l'un d'eux récemment. Certes : si ce n'est maintenant, alors quand ? Mais, attention ! Que de crimes perpétrés au nom des beaux principes des lumières. De Robespierre à Pol Pot, la liste est longue. Nulle vertu dans une justice que ne tempère pas la charité, disait un humaniste. A cette intransigeance moderniste, les islamistes répondent par l'embrouillement et la confusion. Et tout indique que si avec la dictature nous étions sous l'empire du mensonge, nous venons d'entrer dans l'ère du soupçon et de l'équivoque.