Par Mohamed MEJDOUB La journée du 23 octobre 2011 restera une référence et un jalon dans toute l'histoire de la Tunisie. Pour la première fois, le peuple tunisien vote et choisit ses représentants à la Constituante d'une manière démocratique, libre et sans entaches importantes. Cet aboutissement est sans nul doute le fruit d'un travail acharné, sans répit, d'une poignée de cadres animés de bonnes intentions, honnêtes et surtout patriotes. Il est dû aussi à un gouvernement provisoire qui a tenu à assurer le quotidien, la paix sociale, la sécurité et la logistique sans montrer de parti pris avec les uns ni avec les autres, mis à part quelques flirts insoupçonnés ou légèrement perceptibles. Tout s'est bien passé; même les quelques sièges mis en cause ont été rétablis par la justice administrative, seule réputée propre et sans entaches. Seulement, à voir de près, de très près, l'attention est requise, à commencer par la campagne elle-même. En effet, la campagne n'a pas été équitable; certains l'ont commencée au lendemain du 14 janvier 2011 et l'ont poursuivie jusqu'au-devant des bureaux de vote, voire jusqu'aux urnes. D'autres ont bafoué les règles de l'Isie et en ont eu à leurs dépens; certains n'en ont pas fait du tout, faute de moyens ou de temps. Ce qui dérange le plus c'est que tous les partis et même les indépendants ont été en avance d'une campagne. Personne n'a parlé de l'objet même des élections : la Constitution. Les discours des uns et des autres relevaient d'une campagne parlementaire et n'étaient aucunement réalisables au bout de douze mois. Si les uns ont mis intentionnellement la Constitution de côté, parce que assurés par les sondages de la promulguer à leur manière ultérieurement, les autres les ont suivis naïvement sur le terrain sur lequel les premiers ont voulu jouer. La campagne s'est jouée entre professionnels et amateurs. Les professionnels ont fait semblant de tenir leurs «meetings» dans des palaces et des salles climatisées; les amateurs les ont suivis, entre-temps, les premiers envoyaient leurs émissaires sur les sentiers des plus lointains villages et «douwars», «dar-dar», mosquée mosquée. Quand la droite prêchait la morale religieuse et la conduite des croyants, la gauche, dispersée et en désordre, revenait aux slogans des années soixante-dix dans un langage élitiste qui ignorait ou presque les revendications de la jeunesse qui leur a rendu la parole possible. Tous chevauchaient la révolution et accusaient les autres de la chevaucher. Si les uns et les autres auraient ré-visionnés les discours de l'autre illustre Habib Bourguiba sur les places publiques en utilisant le langage du «chmindifire», ils auraient peut-être réussi leur campagne. Résultat : le jour des élections, trois millions de Tunisiens ne se sont pas présentés aux urnes et un grand nombre de ceux qui ont fait la queue durant plusieurs heures ne savaient pas pour qui voter, ils ont quand même trempé le doigt et mis un bulletin sans grande conviction, mais tout simplement par devoir, lorsqu'on ne les a pas influencés sur le rang. Ceux qui étaient surpris par les résultats doivent modestement et humblement se remettre en cause sur plusieurs plans et surtout apprendre à s'adresser au peuple là où il se trouve avec le langage qu'il comprend, ne lui proposer que le disponible et ne lui promettre que le possible. En tout état de cause, la Constituante a tenu le 22 octobre 2011 sa séance plénière. Tous les présents étaient enthousiastes, même ceux qui se sentaient minoritaires. Après les deux premières journées de délibérations, les déclarations de satisfaction et d'autosuffisance se multipliaient, mais le déroulement des épisodes, les interventions, les sourires, les fausses modesties frôlaient l'arrogance et donnaient des signes qui faisaient peur. Il est clair pour tous les présents et pour la plupart de ceux qui ont suivi ou entendu les débats que les alliances se sont constituées en parti unique, ne cédant aucune concession, même symbolique. On sentait Marzouki gonflé d'avoir hérité du trône de Carthage quoique éphémère et apparemment sans pouvoir puisque Si Hamadi s'est autoproclamé Premier ministre avant terme, le cheikh s'étant imposé guide de la révolution. Ben Jaâfar s'est contenté de la présidence de la Constituante sans grande conviction, puisqu'il s'est vu interdire le moindre portefeuille d'autorité. Quant à l'opposition, elle restera dans son coin pour s'opposer, palabrer, mais sans grande influence sur le devenir de la Constitution qui régirait la Tunisie et le devenir des Tunisiens pour les générations futures et peut-être durant des siècles. Le danger vient du fait que nous allons droit vers un régime parlementaire qui sera détenu pour longtemps par un seul parti, surtout si les règles de comptage des voix des urnes seraient modifiées par la nouvelle Constituante. Les Jendoubi et Ben Achour seraient ambassadeurs quelque part; leurs détracteurs les regretteront. Ce qui fait très peur, c'est l'absence de condamnations des agissements moralisants et d'intimidation survenus à l'université. Université qui était jadis le berceau de l'avant-garde tunisienne. Le danger trouve raison d'être dans les déclarations propagandistes et salafistes du prochain Premier ministre de tous les Tunisiens, toutes tendances confondues, même ceux qui n'ont pas été aux urnes. Le double langage constitue le pire ennemi de la démocratie. En voulant donner des signes aux uns, on les encourage à monter contre les autres. Forts du signal qui leur a été adressé, ils partiront remettre les «brebis galeuses» à ce qu'ils croient indiscutablement le droit chemin, se souciant peu de leur droit à la différence, de leurs avis, et encore moins de leurs libertés. Vous dites démocraties ! : c'est quoi déjà ? Ennahdha à la Mourou, fervent croyant — comme mon père, un peu plus que moi — ouvert, fair-play, cultivé : oui. Ennahdha de Si Hamadi en double langage de Si Samir docteur en langue de bois : non. Sur les huit millions de voix potentielles et sur les quatre millions de votants, seul le vote d'un million cinq cent mille personnes régirait la Tunisie, les autres sont considérés par l'alliance absents et non avenus. Pour l'équilibre, pour l'alternance du pouvoir, le salut de la Tunisie viendra peut-être de cette conscience politique et sociale qui était le 22 octobre 2011 présente à l'extérieur et devant le palais du Bardo, mais ça ne suffira pas, elle viendra lorsque les autres partis comprendront la leçon, se remettront en cause, se détacheront du «parti-personnage» et accepteront de s'unir derrière les idées et non derrière les personnes, et iront convaincre les milliers de brillants réticents de la politique à se rallier à leurs rangs et à leurs causes. Le salut de la Tunisie viendrait lorsque les partis se réuniront entre eux en quatre, cinq, six pôles importants et iront convaincre et mobiliser les trois millions d'électeurs qui se sont abstenus pour qu'ils soient présents lors des municipales et des parlementaires. Le plus paradoxal, c'est que la jeunesse qui a effectivement permis tout ce processus, qui a fait la Kasbah I et la Kasbah II pour défendre sa révolution a été tout simplement écartée, on ne la voit nulle part, elle est à solliciter et à mobiliser, l'avenir lui appartient. La marginaliser constitue un vrai danger. La Tunisie est aujourd'hui fragile, nous devons la ménager et l'aider, donc nous devons faciliter la tâche à ceux qui prendront le pouvoir demain en guise de bonne intention et donner le temps au temps tout en n'oubliant jamais que la Révolution française a été chevauchée par un «calife», pardon par un empereur !