L'amour-propre est un faible assez universellement partagé. Et le savoir, comme le prestige politique et la richesse, représente un motif d'amour-propre... Les Athéniens de l'époque de Socrate n'en étaient pas indemnes, en tout cas. Ils avaient même, pour l'alimenter, créé un nouveau corps de métier. Les sophistes, en effet, avaient pour mission de fabriquer des savants, des gens capables de disserter sur toutes sortes de sujets, d'une façon docte et qui suscitait l'admiration parmi l'entourage. Socrate lui-même est passé pour être l'un de ces sophistes, parce qu'on le voyait discuter avec jeunes et moins jeunes aux coins des rues, se lançant dans des discussions qui n'avaient rien d'ordinaire et où il était question de vertu, de beauté, de piété, de justice... Sa fréquentation était recherchée par la jeunesse, sans doute parce qu'elle permettait de s'imprégner de ses talents de dialecticien. Mais était-il un faiseur de savants, lui ? N'y avait-il pas méprise de la part de ceux qui l'assimilaient trop facilement à la catégorie des sophistes ? Suivons cette entrée en matière de Socrate dans un échange qui nous est rapporté par Platon : «En vérité, Hippias, quelle félicité n'est-ce pas pour toi d'éprouver le sentiment, à chaque Olympiade, en arrivant au lieu saint, d'avoir, pour ce qui est de l'âme, belle espérance en ton savoir ! Et je m'émerveillerais qu'il y eût, à l'égard du corps, un seul athlète pour, en venant ici concourir, être aussi exempt de crainte, aussi plein de confiance en son corps que toi tu dis l'être en ton esprit!» C'est en ces termes élogieux et pleins de faveurs que, avec Hippias comme avec beaucoup d'autres, débute une conversation qui va évoluer toutefois, assez rapidement, en un travail de désarticulation des éléments du savoir acquis et qui va déboucher, en fin de compte, sur le constat qu'un tel savoir est illusoire. Ce qui, pour certains interlocuteurs, peut d'ailleurs être vécu comme une expérience tellement douloureuse qu'elle suscite en eux un fort ressentiment, de l'animosité même... Du faux au vrai savoir A vrai dire, cette stratégie socratique de mise à mort des savoirs illusoires exige une autre condition psychologique pour se déployer: l'aveu de l'ignorance. N'étant spécialiste en rien sinon, dit-il, en cet art qu'il a hérité de sa mère et qui consiste à accoucher – mais il accouche les esprits tandis que sa mère accouche les corps – il est toujours en position de se prévaloir de son ignorance dans les domaines de compétence habituels de ses concitoyens pour s'installer avec eux dans le rôle de celui qui cherche à comprendre. On est donc en présence d'une politique de feinte qui a pour but de mettre le «savant» dans de bonnes dispositions afin de parler et, surtout, afin de rendre compte des fondements de son savoir. C'est dans ce cadre que se met en place l'ironie socratique : elle a pour mission de maintenir cet équilibre de départ tout au long de l'échange, jusqu'à la délivrance. C'est-à-dire la claire découverte par l'interlocuteur de l'irréalité de son savoir mais, dans le même temps, de ce qu'il est capable de se conduire lui-même à un savoir vrai, quitte à ce que ce savoir soit celui qui établit l'irréalité de son ancien savoir. Car il s'agit bel et bien d'un savoir : un savoir, néanmoins, qui est celui de l'homme en tant qu'il a quitté le terrain du culte de sa propre personne pour aborder celui de l'humilité, laquelle humilité ouvre de son côté au culte de l'être... Car il y a un monde entre celui qui est simplement ignorant et celui qui se sait ignorant : ce dernier porte un savoir qui est de nature à le rendre attentif et sensible au mystère de l'être. Ce n'est pas le cas de l'ignorant qui, n'étant pas au fait du manque dont il souffre, n'éprouve pas davantage le besoin de se tourner vers le monde et de chercher l'émerveillement. C'est cette ambition ultime qui fait qu'on n'a pas raison de voir en l'ironie de Socrate une simple revanche du logicien sur les détenteurs prétentieux d'un savoir positif. L'ironie de Socrate est assassine sans jamais être malveillante, elle est moqueuse sans jamais être méchante. Car elle vise toujours, en définitive, à mener l'interlocuteur en ce point précis de l'expérience du savoir qui est synonyme d'amitié : amitié dans l'admiration, non plus de sa propre personne et de ces faux savoirs dont elle se gonfle, mais de ce que Platon appelle le beau en soi, et que Socrate préfère sans doute ne pas nommer, et laisser simplement advenir comme un signe des dieux. Les feintes de l'éloge La désolation devant le tas de ruine auquel l'échange avec Socrate réduit le glorieux édifice du savoir de l'interlocuteur est toujours synonyme, paradoxalement, d'un bonheur retrouvé, auquel on ne sait pas toujours donner un sens. Mais il est bonheur parce que c'est la joie d'être désormais libéré du piège de sa propre idolâtrie. Il en est ainsi par exemple du personnage de Ion qui, se croyant savant en tout ce qui touche au poète Homère, au point de s'y connaître en art de la guerre au même titre qu'un général d'armée parce qu'il est beaucoup question de combats et de batailles dans l'Iliade, avoue à la fin de l'entretien que son savoir n'est rien d'autre que le reflet d'une «grâce divine», et nullement d'une compétence réelle en un art particulier, au sens où un médecin, explique Socrate, est compétent en l'art de guérir... Toute l'affaire est qu'il est «possédé par Homère». Il venait au début de la rencontre, pourtant, plein de satisfaction et de grande estime au sujet de sa personne. Et Socrate n'avait pas manqué de flatter ses sentiments, n'hésitant pas même à dire un mot sur son apparence physique : «Bien souvent, ma foi, je vous ai, Ion, envié votre art, à vous autres les rhapsodes. En même temps que, en raison de votre art, il vous sied toujours d'avoir paré votre corps et de vous exhiber les plus beaux qu'il se peut...» Mais Ion le rhapsode n'est pas Protagoras le sophiste : il n'a pas autour de lui toute cette cour d'admirateurs, qui rend l'approche extrêmement plus délicate. C'est face à des adversaires de ce second genre que, bien souvent, Socrate doit montrer tous ses talents en matière d'ironie, et garder par ce moyen une bonne humeur qui est sa meilleure alliée, non seulement pour garder toutes ses ressources dans l'échange mais aussi pour redonner courage et patience à son adversaire, lorsque ce dernier se lasse des questions et s'irrite d'un dialogue qui ne lui permet pas de parler à son avantage ni de faire impression sur les auditeurs.