La question de l'émigration, qui a, toujours, été au centre des préoccupations dans le monde, a pris une nouvelle dimension ces deux dernières décennies en Tunisie avec le phénomène des «harragas». La mondialisation, dominée par un capitalisme sauvage et qui a entraîné une profonde mutation de la société, s'est traduite par un double effet pervers, à savoir l'enrichissement des classes aisées et la paupérisation des franges vulnérables de la population. Excédés par les conditions précaires dans lesquelles ils vivent, n'ayant aucune vision claire sur leur avenir, des jeunes, souvent célibataires, portés par le désespoir, décident de tenter l'ultime chance en traversant la mer. Tous les risques sont permis ; ils sont des milliers à s'exposer au danger de la mort pour atteindre leur but. Le sociologue Mehdi Mabrouk s'est intéressé à cette frange vulnérable en publiant un livre intitulé «Voiles et sel» dans lequel il présente une analyse approfondie de la migration clandestine en Tunisie qu'il explore sous tous les angles. Ce chercheur du Ceres, maître-assistant à la faculté 9-Avril de Tunis, qui a procédé à un travail de fourmi, en approchant plusieurs groupes de harragas, a articulé son travail autour de quatre principaux volets, à savoir les grands foyers de la migration clandestine, les profils des candidats à la migration, les raisons qui poussent ces derniers à immigrer, les différentes stratégies mises en place pour la migration illégale, ainsi que les ressources et les réseaux qu'ils utilisent. Ce livre, qui a été présenté au cours de la 2e rencontre de la 10e session des «Cercles de la population et de la santé de la reproduction» sur la migration clandestine en Tunisie, présidée par Dr. Habiba Ezzehi Ben Romdhane, présidente-directrice générale de l'ONFP, recèle une mine d'informations sur différentes filières par lesquelles transitent les harragas ainsi que sur les passeurs, les recruteurs, les modalités de paiement… L'auteur a réalisé une série d'entretiens semi-directifs avec trois groupes de harragas de la région sahélienne afin d'en évaluer les profils, de déterminer les raisons qui les ont poussé, à leurs risques et périls, à traverser la mer pour aller chercher du travail et les filières à travers lesquelles ils ont transité. Celles-ci sont de plusieurs natures; en effet, elles sont autonomes, moyennes ou transfrontalières et impliquent un à plusieurs individus qui organisent les différentes étapes du circuit. Pour le jeune qui désire explorer d'autres horizons, la migration relève plus d'un projet impliquant les amis et les familles que d'un acte découlant d'un geste désespéré. Les proches, les amis, les voisins sont mis à contribution pour fournir les ressources financières nécessaires afin de permettre au jeune, rêvant d'un meilleur avenir, de quitter la rive sud pour la rive nord. Au cours des quarante dernières années, le contexte économique mondial et de la législation régulant le transit des migrants ont eu un grand impact sur la configuration de la migration clandestine qui s'est caractérisée par trois grandes périodes en Tunisie. «Dans les années soixante, les migrants étaient de jeunes célibataires qui passaient les frontières, a relevé le sociologue. La première mesure de lutte contre l'immigration illégale liée à la mise en place d'un système de durcissement des conditions d'entrée a changé la donne, encourageant la migration clandestine mais par d'autres moyens. Dans les années soixante-dix, le profil des migrants est autre. Il s'agit d'une migration familiale. Les migrants ont une famille et émigrent vers la France à la recherche d'un travail. Des réseaux communautaires se développent. Entre 1986 et 1993, les migrants choisissent des destinations comme l'Espagne et l'Italie. Il y a eu une arrivée massive de migrants en Italie». Le profil des migrants a changé depuis. Le contexte économique difficile ajouté au chômage grimpant a encouragé de jeunes diplômés sans emploi à envisager la voie de la migration clandestine. «Après le 14 janvier, des milliers de jeunes ont profité de la situation de crise pour prendre des risques et immigrer illégalement vers l'île de Lampedusa dans l'espoir d'obtenir sur place du travail ou de rejoindre l'Italie. Sur place, la désillusion est amère. Devant cet afflux massif de jeunes vers les côtes et les frontières, la mise en place d'une politique migratoire s'impose», conclut M. Hassen Boubakri, géographe et professeur à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse.