Par Abderrazak BEN AMAR* Tout le monde est aujourd'hui d'accord pour dire que la révolution tunisienne est l'œuvre d'abord des jeunes des régions déshéritées ensuite de l'ensemble de la jeunesse et de la société tunisiennes. D'ailleurs, dans l'histoire moderne et contemporaine, les jeunes sont derrière toutes les révolutions qui ont eu lieu un peu partout dans le monde. S'ils n'en sont pas les principaux acteurs, les jeunes en sont du moins les initiateurs. Remontons au début du XXe siècle et l'on relève cette traînée de mouvements et cette vaste marée de libération qui sont donné naissance aux «Jeunes Algériens» aux «Jeunes Tunisiens» aux «Jeunes Turcs» et aux «Jeunes Afghans». Pour ce qui est de notre révolution du 14 janvier 2011, c'est la jeunesse qui était derrière ce grand mouvement de masse qui augure d'un nouveau style révolutionnaire coupant avec les thèses classiques de l'explication des mouvements populaires mais ressuscitant étrangement celle du spontanéisme cher à Rosa Luxembourg. Donc, impatients de se libérer du joug de la dictature de Ben Ali, les jeunes ont su profiter de l'ultime et désespéré acte de Mohamed Bouazizi pour mener à terme leur révolution qui est certes soudaine et loin d'être préparée par les partis politiques ; mais elle était irréversible et a triomphalement délogé l'ancien dictateur. Convaincue que le mouvement devait inévitablement se radicaliser, la jeunesse a exigé le départ de tous les symboles de l'ancien régime et l'élaboration d'une nouvelle Constitution. Cela se déroulait en présence des partis politiques qui ont fait surface avec généralement de vieux chefs avides de pouvoir dont certains n'ont pas hésité à accepter les postes de ministres qui leur ont été offerts par Mohamed Ghannouchi dont le gouvernement était plutôt RCD. L'analyse de l'histoire immédiate relève que ni les anciens partis ni ceux dont l'éclosion a eu lieu massivement et rapidement après la révolution n'ont bien compris ce que voulaient les jeunes et encore moins la réalité et les vrais problèmes de la société tunisienne. Ils étaient incapables d'enrôler les jeunes et il y a absence d'élaboration de programmes d'action qui incarnaient leurs idéaux ni même leur besoin urgent d'obtention d'un emploi qui préserve leur dignité. La plupart des partis se sont repliés sur eux-mêmes. Ils ont passé le plus clair de leur temps à s'organiser et à mettre à leur profit les élections de la Constituante. Résultat : 110 partis mais une désertion des jeunes de la sphère politique et des responsables qui continuent à tenir un discours obsolète qui a suscité la méfiance auprès des couches sociales défavorisées. Cet état de choses s'affirmait au fil des jours. Les plus déçus et les plus téméraires des jeunes se sont tournés vers la mer pour tenter leur chance fatale par la harga. L'autre frange déterminée à persévérer dans son action continue toujours seule, comme au départ, sa révolution. En effet, les sit-in, les manifestations et toutes les autres modalités d'action aussi violentes et anarchiques soient-elles, émanent de ces jeunes qui voient que malgré leurs déboires, ils ont été livrés froidement à leur sort. Que les responsables politiques actuels comprennent cette réalité ! Que la Troïka se rende compte qu'il n'y a derrière ces jeunes ni le Pcot ni d'autres forces d'opposition comme veut le faire croire Ennahdha aux citoyens! Cela me fait rappeler le proverbe tunisien suivant : «Trahie par sa force, elle dit qu'elle a été ensorcelée». Le flux révolutionnaire ne connaît pas de répit tant que le flou plane encore sur la politique économique et sociale du gouvernement actuel qui n'arrive pas à maîtriser la situation et s'avère en panne de solutions adéquates. La déception des jeunes s'est illustrée le 23 octobre dernier par leur refus de participer aux élections qui, selon eux, n'intéressaient que les partis politiques ergoteurs dont les discours véhiculent généralement des vieilleries anachroniques qui expliquent finalement l'échec cuisant qu'ils ont essuyé dans ces élections. Aujourd'hui, aux yeux des jeunes, la situation demeure inchangée. Ils ont compris qu'il n'y a pas de réelle volonté de changement révolutionnaire; ce qui les a amenés à poursuivre leur lutte comme durant la période prérévolutionnaire en ayant recours aux réseaux sociaux et à toutes les autres modalités d'action même si elles prennent parfois des dimensions violentes et des dérapages, lesquels devaient normalement interpeller la Troïka, l'ANC, l'ensemble des partis et la société civile sur la gravité de la situation et sur l'insoutenable désarroi des jeunes. Mais, attention, nous ne devons pas confondre ces mouvements avec ces razzias et ces incursions de troupes déchaînées devant lesquelles le gouvernement manifeste également une attitude molle. Rien n'a été sérieusement fait pour stopper ces actes de destruction, ces agressions, ces séquestrations de responsables administratifs et universitaires, ces attaques contre les agents de sécurité, cette violence physique dont sont victimes les journalistes et des académiciens, ces interminables sit-in dans certains établissements supérieurs et surtout à la faculté des Lettres de La Manouba, devenue le lieu de prédilection pour les agissements intolérables des salafistes qui s'acharnent à imposer leurs exigences pour permettre, entre autres, aux mounaqabats d'étudier et de passer leurs examens intégralement voilées. Ils multiplient et gagnent tous les secteurs et le désordre devient quasi général sur tout le territoire. Donc la réaction du gouvernement est marquée par une étrange hésitation qui empêche réellement la transition démocratique et ouvre la voie plutôt à la transition salafiste en présence d'un pouvoir qui s'avère jusqu'à maintenant trop cacochyme pour instaurer les assises démocratiques et prendre des mesures efficaces contre les fauteurs de troubles. Finalement, il est intéressant de rappeler que les jeunes, en s'évertuant corps et âme dans la révolution, ont tant rêvé de donner «un coup de jeune» à ce pays qui risque malheureusement de verser dans le fanatisme religieux. Il faut reconnaître que ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie est loin de réaliser le rêve de l'ensemble des électeurs du 23 octobre 2011 qui commencent aujourd'hui à exprimer leur amertume. *(Professeur d'enseignement secondaire retraité)