Par Adnan LOUHICHI Le vent de liberté qui souffla sur la Tunisie après la chute de Ben Ali avait la douceur de la brise d'été et avait surtout une vertu très rare, c'est qu'il procura aux Tunisiens une sensation qu'ils ne parvenaient plus à avoir depuis bien longtemps. Définir cette sensation n'est pas chose aisée. Elle était édifiante et stimulante, proche de l'optimisme sans doute. Elle était chargée d'une sorte d'émotion envahissante qui leur donnait l'impression d'être tour à tour dans la même journée très puissants, très attendris, très bouleversés. Les Tunisiens s'attendaient quand même à atteindre des degrés plus élevés dans ce qu'ils éprouvaient à savoir un sentiment fort d'espoir et de bonheur. Ils se disaient en eux-mêmes pendant les moments d'assoupissement et de méditation : c'est merveilleux ce qui nous arrive et pourtant nous n'arrivons pas à être euphoriques. Nous ne faisons pas la fête. Quelque chose bloque notre bien-être et nous empêche d'extérioriser cette énergie positive qui nous habite pour la traduire en actes fondants. Puis, petit à petit, les Tunisiens se rendirent compte qu'ils ne recevaient plus ce souffle bénéfique avec la même intensité. Aux dires des climatologues, la douce brise a été étouffée sous l'emprise de vents contraires venant de l'Est et de l'Ouest. Cette explication laconique et strictement technique fut complétée à diverses reprises par une autre plus dense s'appuyant autant sur la géographie de notre pays que sur l'anthropologie. Elle nous est fournie par les conservateurs de la mémoire que d'aucuns rangent parmi les sages de la nation. Elle se résumerait ainsi : La Tunisie est dotée d'un climat spécifique grâce à sa position géographique la plaçant à un jet de pierre de l'Europe, à mi-chemin entre les deux bassins de la Méditerranée. Depuis la nuit des temps, elle a reçu, par intermittence le vent d'Est et le vent d'Ouest. Le discours des sages remonta à la préhistoire. Ils affirment, en donnant des preuves tangibles, que nos ancêtres du néolithique ont pu établir il y a 10.000 ans des rapports avec leurs voisins des îles Lipari (Italie). C'est ainsi que des traversées énigmatiques ont amené sur notre sol l'obsidienne noire, cette roche volcanique vitreuse, car les Tunisiens d'alors voulaient déjà disposer d'outils plus performants et plus tranchants. Et plusieurs siècles avant Jésus Christ, d'autres traversées venant de l'Est cette fois-ci, eurent plus d'impact. Elles eurent lieu vers 814 avant Jésus Christ sous la conduite d'une femme, Elissa la fondatrice de Carthage. Elissa qui se serait immolée par le feu pour ne pas avoir à épouser Hiarbas, le prince berbère, ne savait sans doute pas qu'elle fondait aussi un nouveau profil identitaire du Tunisien. On chercha à comprendre s'il faut établir un lien avec le tragique Mohamed Bouazizi un inoubliable17 décembre 2010 à Sidi Bouzid. Les sages répondirent philosophiquement qu'Elissa comme Bouazizi n'avaient plus rien à attendre que la mort. L'Empire de Carthage disparut car seul Dieu est éternel. Les Romains venus de l'Ouest s'emparèrent de notre pays. Puis ce fut le tour des Vandales et des Byzantins. La latinité et le christianisme seront alors des siècles durant des traits dominants de l'identité de nos ancêtres. Une identité complexe cependant car ils étaient attachés à leur culture berbère aussi et gardaient un pan important de la culture punique. C'était, ainsi, une culture autochtone plus tous ces apports de l'Est et de l'Ouest. A ce niveau de l'explication, des Tunisiens manifestèrent de l'empressement. Ils demandèrent aux sages : mais parlez- nous du présent, de notre identité arabo-musulmane. Oui, vous avez raison répondirent-ils. Mais sachez que l'identité n'est que l'aboutissement d'un long processus culturel, qu'elle est en perpétuelle évolution et qu'à certains moments fatidiques de l'histoire elle peut subir de profondes mutations. Ils évoquèrent alors la conquête arabe en disant qu'elle n'était pas, mais alors pas du tout, une simple promenade militaire. Il a fallu près d'un demi-siècle aux Arabes pour vaincre la résistance berbère. A la question si cette résistance était contre l'Islam, ils répondirent qu'elle était contre les envahisseurs. Al-Kahena défendait héroïquement sa terre. Elle menait une action qu'on qualifierait aujourd'hui de nationaliste. Elle a perdu, on lui coupa la tête qu'en envoya au Calife à Damas. Vous savez, ajoutèrent-ils, les grandes figures de l'Histoire ne sont pas nécessairement les vainqueurs, Hannibal, Napoléon avaient perdu ! L'adhésion à l'Islam et l'adoption de la langue arabe se sont réalisées à travers le temps. Au XIIe siècle, le géographe Al-Idrissi nous renseigne que les habitants de Gafsa parlaient encore le latin. La langue arabe a fini par s'enraciner dans le pays. Nos références culturelles d'aujourd'hui sont l'aboutissement de tout ce long passé que nous nous devons de revendiquer et de valoriser. Par ailleurs, au sortir de la colonisation française, la Tunisie a fait et a appliqué des choix culturels modernistes voire avant-gardistes. Une nouvelle société est née. Actuellement nous vivons un nouveau tournant historique. Nous avons fait une révolution pour mettre fin à la dictature, pour être des citoyens libres, pour vivre dans la dignité. Ces deux notions : la liberté et la dignité doivent devenir à leur tour des points d'ancrage de notre identité culturelle. Nous les lèguerons à nos enfants. A ces propos, l'inquiétude des Tunisiens s'atténua un peu, mais ils ne manquèrent pas de poser bien d'autres questions toujours en rapport avec ces vents d'Est et d'Ouest. Sur l'attitude et les déclarations de Monsieur Moncef Marzouki, le président provisoire de la République : certaines de ses idées jugées saugrenues comme sa décision de vendre les palais présidentiels ou de s'unir avec la Libye, ils répondirent que les Tunisiens sont de toute façon imperméables au populisme, Monsieur Marzouki doit le savoir à présent. Il a bien vu à Sidi Bouzid ou à Kasserine que la liesse populaire et les bains de foule qu'il espérait ne sont plus possibles et que le cérémonial à la mémoire des martyrs ne répond pas aux attentes des démunis. D'ailleurs, Mustapha Ben Jaâfar et Hamadi Jebali l'ont bien constaté aussi. Ils savent que les revendications de l'Ouest sont justes: emploi, développement, infrastructure alors qu'à l'Est on met en scène des hordes de fanatiques pour contrecarrer dans une atmosphère de violence verbale et physique, les manifestations pacifiques de l'élite du pays. Les universitaires, les avocats, les journalistes subissent leurs agressions. Les hauts responsables d'Ennahda ont développé une espèce de langue de bois frustrante à ce sujet malgré l'apparition d'indices inquiétants à l'instar des incidents de Bir Ali Ben Khalifa. Cette situation est davantage envenimée par les interventions hostiles des députés d'Ennahda au sein de la Constituante. Que répondre à Sadok Chourou qui préconise de couper les têtes et les jambes des Tunisiens qui ont osé dresser des barricades pour exprimer leur misère ? Peut-être faudrait-il que son parti le prenne en charge pour des soins psychiatriques. Sait-il que ce qu'il a proféré comme atrocités nuit considérablement à l'image de notre pays dans le monde? Que penser de Moncef Ben Salem, le ministre de l'Enseignement supérieur, qui refuse de protéger des institutions universitaires assaillies et immobilisées par les salafistes malgré les appels au secours de son corps enseignant ? Pourquoi n'engage-t- il pas plutôt une politique concertée de réformes afin de promouvoir notre enseignement supérieur ? Pourquoi le gouvernement persiste-t- il à occulter les vrais problèmes et défis de l'étape que nous vivons, à savoir : la relance de notre économie en envoyant des messages rassurants tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, revoir notre politique agricole de manière à créer des sources stables de revenus pour les masses rurales, mettre au point un audacieux programme national de recherche scientifique et ce dans tous les domaines...Les sages rappelèrent à ce dernier propos qu'Israël, ce petit pays, est le quatrième détenteur de brevets d'inventions au monde, après les U.S.A, le Japon et l'Allemagne. Aux Tunisiens froissés par cette information, ils précisèrent que la maîtrise de la technologie est un projet de longue haleine que nous devons entamer sans plus tarder et que le monde arabo-islamique est resté hélas en marge des révolutions scientifiques et technologiques qui se produisent depuis la première machine à vapeur. La société politique arabe est largement dominée par les idées passéistes, les tabous et un refus obtus de l'autocritique. Nous devons révolutionner notre système de l'enseignement de manière à donner une valeur internationale respectable à nos diplômes nationaux : il faut augmenter substantiellement les salaires de tout le corps enseignant de l'instituteur au professeur universitaire, il faut accorder à tous les étudiants, sans exception, une bourse mensuelle de 200 dinars. Il faut encore allouer 5 pour cent du budget de l'Etat à la recherche scientifique comme Israël, il faut encourager les créateurs à créer et les artistes à s'exprimer sans censure. Il faut libérer les plumes des poètes, des romanciers et des philosophes. Les Tunisiens rêveurs, voulurent en savoir plus sur l'identité. Les sages, un peu lassés, répondirent que cette question n'est qu'une foutaise fabriquée par les islamistes après le 14 janvier 2011 pour leur servir de subterfuge et pour agir sur les sentiments de la population. Le déséquilibre identitaire n'est effectif et bien réel que chez ceux qui puisent leurs idées loin de chez nous, à l'Est, dans le wahabisme ou dans le jihadisme talibaniste, d'ailleurs, même leur tenue vestimentaire n'émane pas de notre patrimoine. Enfin, une dernière question fut posée : la place et le rôle de Rached Ghannouchi dans l'appareil de l'Etat. Leur réponse était énigmatique : il n'a aucune position officielle mais on le voit sur toutes les photos ; c'est pourquoi il y a à se demander, qu'est-ce qu'il fait ? qu'est-ce qu'il a ? qui c'est celui là ?