La guerre est-elle déclarée entre Ennahdha et l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) ? La question mérite d'être posée d'autant que les événements que vient de vivre le pays, ces derniers jours, ont laissé apparaître que les relations entre l'Ugtt et Ennahdha se sont détériorées et que la confrontation et les accusations mutuelles ont supplanté le dialogue et la concertation. La Presse a cherché à en savoir plus sur les raisons de cette crise et sur ses développements attendus en posant aux protagonistes et aux acteurs de la société civile les deux questions suivantes : – L'Ugtt et Ennahdha sont-elles condamnées à s'opposer ou à coopérer ? – La crise actuelle est-elle une crise passagère ou est-elle le prélude à une escalade dont personne n'est en mesure de prévoir les conséquences ? Une bataille perdue d'avance Pour Me Saïda Garrache, militante de la société civile, «Ennahdha est condamnée à accepter l'idée qu'elle est un parti civil et non religieux et qu'elle est maintenant au gouvernement et non plus dans l'opposition. Car essayer de reproduire un discours qui attaque l'Ugtt, une organisation qui existe depuis l'occupation, qui a contribué à la libération nationale et qui a résisté à Bourguiba en 1978 et en 1985, est de nature à déplacer le champ du conflit et ne peut qu'affaiblir davantage Ennahdha et consolider la présence et le rôle de l'Ugtt qui a triomphé de toutes les attaques. On peut dire qu'Ennahdha est en train de jouer avec le feu et qu'elle livre une bataille perdue d'avance. Il fallait répondre plutôt aux revendications légitimes des ouvriers municipaux que de recourir à des procédés le moins qu'on puisse dire infantiles». Et la crise actuelle, comment va-t-elle évoluer ? Me Garrache estime que «tout dépendra du degré d'entêtement d'Ennahdha. Ou elle se penche sérieusement sur les vrais problèmes tout en sachant que les revendications qui sont à l'origine de son éclatement sont légitimes, ou elle continue à adopter ce comportement absurde parce qu'elle donne l'impression qu'elle n'a pas compris jusqu'ici qu'elle a changé de statut et qu'elle est appelée à contribuer à la résolution des problèmes posés». Quant à Sami Tahri, membre du bureau exécutif de l'Ugtt et son porte-parole, il estime «que l'intérêt supérieur du pays impose à Ennahdha et à l'Ugtt de coopérer et de travailler ensemble. Nous sommes obligés en tant que syndicalistes d'avoir un partenaire avec lequel nous allons négocier, d'autant plus que l'étape nous commande de nous pencher sur les problèmes, tels que l'emploi, le développement, la hausse vertigineuse des prix, etc.». Et le responsable syndicaliste de reconnaître : «Malheureusement, à l'heure actuelle, nous n'avons pas confiance en ce partenaire qui a choisi la voie de l'escalade. En témoigne la déclaration irresponsable du Premier ministre accusant l'Ugtt d'avoir recouru, à l'occasion de la marche pacifique de samedi dernier, aux anciens procédés du RCD dissous en louant des cars pour transporter les manifestants venus l'assurer de leur soutien. Idem pour la déclaration de Mohamed Abbou, sur une radio privée accusant les syndicalistes d'avoir menacé de brûler le pays au cas où les demandes des ouvriers municipaux ne seraient pas satisfaites. Ce sont des comportements qui n'incitent pas à la confiance ou à l'optimisme. Cependant, l'Ugtt poursuivra la politique de la main tendue et du dialogue avec le gouvernement tout en demeurant attachée à son indépendance et à son droit d'exprimer son opinion sur tout ce qui intéresse l'avenir de notre pays». Quant à savoir si la crise actuelle n'est que passagère, Sami Tahri précise : «Même si nous ne savons rien des intentions futures de notre protagoniste, nous sommes déterminés à établir un dialogue sérieux et responsable qui rompra définitivement avec toute tentative de mainmise ou de tutelle sur notre organisation et nous appelons à l'ouverture d'une enquête judiciaire sur les agressions dont les locaux de l'Ugtt ont été la cible et nous exigeons des poursuites sérieuses des auteurs de l'opération de vol dont a été l'objet le mausolée du leader Farhat Hached à Bab Bnet, lequel mausolée a vu deux parmi ses portes disparaître, l'espace de quelques jours. Notre surprise est d'autant plus grande que l'opération de vol s'est produite dans une artère considérée comme une artère de souveraineté et que le mausolée se trouve en face du poste de police de la Kasbah». L'impératif d'une Ugtt forte et indépendante Membre de l'Assemblée nationale constituante et chef du département Développement au sein de la nouvelle composition du bureau exécutf d'Ennahdha, Walid Bennani tient à souligner que l'Ugtt est considérée comme un partenaire très important dans la vie nationale. «A Ennahdha, nous considérons qu'une Ugtt forte et indépendante est une garantie pour l'avenir du pays. Ma conviction est que les rapports entre Ennahdha et l'Ugtt doivent être des rapports de coopération. Il n'est nullement dans les intentions d'Ennahdha d'affaiblir l'organisation syndicale ou de s'immiscer dans ses affaires intérieures. Les derniers évènements ne constituent ni un conflit ni un début d'escalade entre l'Ugtt et notre parti qui a déjà condamné ce qui est arrivé aux locaux de l'Ugtt, un acte inadmissible avec lequel Ennahdha et ses militants n'ont aucun rapport». Toutefois, le responsable nahdhaoui tient à préciser que «les revendications légitimes de certaines couches démunies ont été instrumentalisées par certaines parties qui font tout pour faire tomber le gouvernement actuel et qui propagent des informations selon lesquelles le gouvernement ne survivra pas à la présentation, en mars prochain, devant la Constituante de la loi de finances complémentaire. Nous n'accusons pas l'Ugtt d'être de ces parties et nous appelons la Centrale ouvrière à un véritable partenariat en vue de faire sortir notre pays de la situation difficile dans laquelle il se débat. Pour nous, il n'y a ni crise passagère avec l'Ugtt ni prémices d'une épreuve de force. Malheureusement, nous constatons qu'il y a des forces antirévolutionnaires qui essayent de faire en sorte que les difficultés perdurent. Ennahdha tend toujours la main à tout le monde afin de trouver les solutions à tous les problèmes quelle que soit leur acuité». Les règles de la démocratie Ancien membre du bureau exécutif de l'Ugtt et porte-parole de l'Ugtt, aujourd'hui expert auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT, bureau de Beyrouth), chargé du projet d'instauration de l'action syndicale au Qatar et aux Emirats, Abid Briki est convaincu qu'il est difficile de savoir si l'Ugtt et Ennahdha vont avoir des relations conflictuelles ou de coopération. «Il s'agit, souligne-t-il, de la disposition du gouvernement à établir des relations de dialogue avec l'Ugtt à même de contenir les problèmes qui pourraient surgir, et ce, sur la base du respect de l'indépendance de la décision syndicale». Quant à la crise actuelle et pour qu'elle soit considérée comme un orage d'été, Briki pense que «la Troïka, et plus particulièrement Ennahdha, se doit d'être convaincue que la démocratie a ses règles et ses exigences. Aussi avons-nous besoin d'une société dynamique où il y a une Ugtt qui décrète les grèves et les sit-in dans le respect des lois en vigueur, une information libre qui critique les aspects négatifs et soutient ce qui est positif, une opposition qui fait son métier et une jeunesse qui appelle à l'emploi. Ma conviction est que le gouvernement ne doit pas considérer que la solution est que tout le monde se taise, sous le prétexte de laisser les responsables travailler».