Par Noura BORSALI Ecrire pour défendre encore les droits des Tunisiennes en ce premier 8 mars post-électoral se justifie-t-il en ces temps « révolutionnaires » et dans un pays connu pour être à l'avant-garde du monde arabe quant aux droits des femmes ? D'aucuns pourraient penser que la question est tranchée et que la Tunisie est appelée à aller de l'avant vers plus d'égalité, de justice et de dignité. Nous l'avons vivement espéré surtout dans le sillage de cette révolution qu'a connue notre pays depuis décembre 2010. Hélas ! Nos temps actuels ne sont pas à la portée de nos espoirs. Des prises de position et des déclarations exprimées durant ces derniers mois suscitent les inquiétudes des citoyennes et citoyens attachés aux valeurs de progrès. L'arrivée des islamistes au pouvoir et la duplicité de leurs discours, le jeu de « forces de l'ombre », l'étendue du mouvement dit salafiste et tout ce qui s'ensuit (tel le projet d'introduire dans la nouvelle Constitution la chariaâ islamique comme source de législation), suscitent, sans que nous tombions dans une quelconque phobie de l'islamisme politique, de sérieuses interrogations quant à l'avenir des acquis en matière de droits des femmes et de libertés individuelles. Aucune mention du Code du Statut Personnel (C.S.P.) n'a été faite lors de la commémoration du 8 mars par la section féminine du parti Ennahdha, le 3 mars dernier, au palais des congrès de Tunis. On a « omis » de réaffirmer que le C.S.P. est le fruit de l'ijtihad et qu'il est un acquis à sauvegarder, comme cela apparaît dans le discours officiel du parti. Rached Ghannouchi, dans ce même discours du 3 mars, ira jusqu'à considérer le niqab comme « chia'r athawra» (slogan ou symbole de la révolution)( !). Oui, aujourd'hui, les Tunisiennes sont inquiètes, une bonne frange de la société aussi. Qui avait prédit en effet que la Tunisie de ce nouveau millénaire se trouverait confrontée à des débats sur le niqab étranger à nos traditions, sur le mariage coutumier banni par nos lois, sur l'excision congédiée de nos croyances et coutumes, sur la violence à l'égard des femmes punie par nos textes juridiques et que sais-je encore ? Tristes réalités qui présagent d'un avenir qui serait — le moins que l'on puisse en dire — en rupture avec plus d'un millénaire d'histoire dont nous ne pouvons que nous enorgueillir. En observant nos temps actuels et en les comparant à ces moments, on ne peut s'empêcher de poser des questions sur le sens de l'Histoire. Alors que depuis le XIXème siècle, des voix se sont élevées en faveur des droits des femmes, de leur dévoilement et — pour certains comme Tahar Haddad — de l'égalité en matière d'héritage, aujourd'hui, dans nos pays, des mouvements vont dans le sens inverse, remettant pernicieusement en cause les acquis âprement conquis...L'Histoire dans nos pays est-elle désormais porteuse de régression et, de ce fait, tel le mythe de Sisyphe, un perpétuel recommencement ? Que ne leur rappelle- t- on pas que le C.S.P. tout en étant lié à la volonté politique de Bourguiba — chose rare en ces temps qui courent —, est l'aboutissement et le couronnement de toute une réflexion sur l'émancipation des femmes en rapport avec le souffle d'Ennahdha mêlé au début du siècle dernier au mouvement de renaissance culturel et politique ! Dans ce dernier, des intellectuels étaient partisans d'une émancipation libératrice face à ceux qui, au nom de l'orthodoxie islamique, considéraient la femme comme une gardienne immuable de l'identité et aussi face à des «politiques » qui soutenaient qu'une quelconque évolution de la femme porterait préjudice à la personnalité tunisienne menacée par le pouvoir colonial. Nous reviennent à la mémoire des noms de femmes comme Manoubia Ouertani, Najet Ben Othman(1925) et Habiba Menchari (1929) qui, dévoilées, apparurent sur la scène publique, provoquant l'anathème des oulémas e et un grand débat dans la presse tunisienne. Nous revient encore à la mémoire le visage de Tahar Haddad qui, en 1930, osa dénoncer dans son célèbre ouvrage Notre femme dans la Chariaâ et la société le sort lamentable réservé à la majorité des femmes et demanda leurs droits dont l'égalité successorale. Ce qui lui valut une campagne et une persécution organisées par les cheikhs conservateurs de la Zitouna, le réduisant ainsi à la misère et à la solitude. Nous ne pouvons taire non plus la participation des femmes, soit par le biais de leurs organisations féminines, soit par le biais de leurs partis politiques respectifs, à la lutte de libération nationale. Faut-il rappeler que ces mêmes femmes recouvertes de « safsari » (voile) ou dévoilées, ont constitué des soutiens solides des hommes dans la lutte pour l'indépendance de leur pays ? Le 13 août 1956, par un acte courageux, le Président Habib Bourguiba après l'avoir signé, assista à la proclamation du Code du Statut Personnel par Tahar Ben Achour, contrecarrant ainsi le conservatisme de certains cheikhs de la Zitouna. Fait exceptionnel dans le monde arabe que cet encouragement de l'émancipation des femmes dans tous les domaines. On ne se lassera jamais de répéter qu'il ne suffit pas d'octroyer des droits aux femmes pour révolutionner la société. L'histoire l'a montré : le conservatisme frappe toujours à nos portes. Mais il faut agir d'une manière intelligente et efficace sur les mentalités anciennes, produits d'une société fortement patriarcale et pesant lourd sur les évolutions. Si aujourd'hui, nous revendiquons avec beaucoup de force la démocratie et la liberté, nous ne pouvons le faire en arrachant par ailleurs aux femmes leurs droits. Un peuple ne peut être véritablement libre si sa moitié — à savoir les femmes — est privée de ses droits d'être humain et de citoyenne. Il s'agirait donc, dans la Tunisie du 14 janvier, de réaffirmer et de faire évoluer les droits des femmes vers plus d'égalité et de justice. Nous n'aurons pas besoin de rappeler le grand rôle joué par les Tunisiennes dans le combat pour la démocratie ainsi que leur participation au même titre que les hommes à la révolution porteuse de valeurs comme l'égalité. La Tunisie, ce petit pays qui attire — en dépit de tout — les regards du monde, a le devoir de réussir sa transition démocratique, de sauvegarder ses acquis et d'aller de l'avant vers la réalisation des objectifs de sa révolution pour laquelle des centaines de Tunisiens et de Tunisiennes se sont sacrifiés. Les valeurs défendues n'étaient — et ne sont — autres que celles de la liberté, l'égalité, de la dignité, de la justice et de la citoyenneté. Dans ce marasme que nous vivons, il y va du rôle sans cesse grandissant de la société civile dans la sauvegarde des acquis en matière de droits des femmes et leur évolution vers une égalité réelle et effective. La Tunisie se doit d'être — comme elle l'a toujours été par le passé — à l'avant-garde des pays arabes et musulmans sur la question de l'émancipation des femmes. Tout écart qui se produirait à leur égard serait une trahison que l'Histoire -hélas- ne pardonnera pas.